Ce qui nous attend est peut-être bien pire encore...
Les mathématiques en France sont un mythe et le mythe va peut-être s'effondrer dans quelques temps en ce qui concerne leur enseignement. Loin de faire l'unanimité dans un lycée qui se veut de plus en plus démocratique, qui devra converger à moyen terme, vers un modèle européen à construire mais que l'histoire a pensé originellement élitiste dans notre pays, les mathématiques telles qu'elles y sont enseignées, font aujourd'hui figure de mauvais élève de cette démocratisation. La fin de la dictature des maths doit sonner à tout prix et celles-ci risquent bien d'être livrées presque nues à une société qui oscille entre l'indifférence et la joie de se voir libérée de ce lourd fardeau discriminatoire.
Les discussions vont bon train, en ce moment dans la communauté enseignante, pour s'indigner devant la possible disparition de la géométrie des futurs programmes de seconde et dans le même temps bon nombre d'enseignants applaudissent à l'enterrement d'une épreuve pratique du bac morte-née utilisant l'outil informatique.
D'une nature plutôt optimiste, je pense cependant que l'avenir est peut être encore plus sombre qu'on ne le conçoit aujourd'hui et que du corps déchiqueté des mathématiques enseignées au grand public, ne résisteront que les morceaux sociétalement récupérables et facilement assimilables, tel un hamburger cognitif servi rapidement avec son petit cadeau.
Les triangles seraient loin des préoccupations quotidiennes de nos jeunes lycéens, et ne seraient pas censés les intéresser alors que d'autres thèmes plus adaptés devraient le faire. Mais à force de coupes et de choix stratégiques, la vision se déforme et ce qui apparait devant nous, ne laisse plus de place à la diversité du paysage mathématique. La mathématico-diversité se réduit à une vitesse proportionnelle à celle de la massification qui la précède, à la poursuite de leur enseignement et de leur ingurgitation forcée, laissant en surface des objets pédagogiquement modifiés flottant devant le regard d'une jeunesse qui peine à plonger dans les profondeurs du savoir par trop grande peur de l'asphyxie, par manque de temps, de motivation et de justifications. Le spectacle est formaté et l'incontournable fidélisation de l'audimat tyranise la ligne éditoriale. Si la tradition culinaire de la France lui a permis de conserver dans la plupart de ses restaurants, une cuisine typique, diversifiée et de très bonne qualité, la comparaison risque aujourd'hui de s'arréter là pour la nourriture de l'esprit.
Lorsque l'on commence à voir la dérive que certains éditeurs, pourtant renommés et à destination scolaire commencent à prendre, on ne peut que comprendre l'impatience et l'urgence avec laquelle il faut déshabiller le monstre pour le livrer en pâture.
Trop rapprocher les mathématiques de l'utile et du quotidien et les aborder exclusivement sous cet angle, c'est aussi accepter que les probabilités traitent de la guérison aléatoire des paraplégiques, de celles qu'auront les sans-papier de bénéficier d'un vol retour ou du nombre d'associations hétérosexuelles qu'il est possible de réaliser pendant une partouze.
Pour s'en convaincre il suffit de consulter les énoncés de : Probabilités politiques: Ségo et Sarko en politique et de Je fais des maths comme une cochonne
A coté de ces sujets qui sous couvert d'humour, me semblent être à la limite de la décence et même du respect de la dignité humaine pour certains d'entre-eux, le débat sur la présence des TICE en mathématiques et de leur possible insertion dans les enseignements est d'une qualité sans commune mesure avec ce qui attend notre pays en pleine mutation et en phase d'euro-normalisation des modèles d'enseignement.
Si la disparition de l'épreuve pratique apparaît aujourd'hui comme une victoire à certains, car elle n'aurait pas sa place dans le corpus académique de l'enseignement des mathématiques, elle sera peut-être vue demain comme une occasion manquée de conserver un tant soit peu la présence d'une "vraie" idée des maths dans ce qui sera certainement bientôt un magma mathématique servi pour une société de consommation avec tous ses excès possibles, vers des adolescents que la société encapsule dans l'instant en leur donnant la réalité concrète comme seul horizon visible, que même l'enseignement de notre discipline renforcera et ne permettra pas de dépasser.
Dans quelques temps on devra peut-être entrer en mathématiques, comme on entre en religion. Cette dernière relevant de la sphère personnelle, n'en sera-t-il pas de même pour notre discipline. Facebook pourra peut être ajouter les mathématiques à la liste des religions, dont le ciel des idées platonicien sera caché au grand nombre et sera remplacé par sa chute aristotélicienne dans le monde d'ici-bas. Visiblement les Romains que nous sommes devenus, n'ont plus peur que le ciel ( celui des idées ) leur tombe sur la tête et j'ai bien peur de me transformer en Gaulois dans mon propre pays!
Alors bientôt faudra-t-il peut-être aussi nous promener avec quelques signes ostentatoires pour signaler aux autres que nous aimons le ciel des idées mathématiques, mais le message restera à jamais caché au commun des mortels comme le dessin de ce T-Shirt qui deviendra peut-être signe d'entrée en résistance et dont le sens restera dorénavant caché au peuple:
De l'exotérisme utilisé à tort pour une hypersélection franco-morbide, les mathématiques risquent de basculer à l'extrême vers un ésotérisme généralisé en laissant seulement visible à la population, la portion collectivement consensuelle issue d'un européano-moyennage.
Il est bien clair que l'on criera au porte-voix, que les maths peuvent être sympa et que pour cela il suffit de changer les énoncés, les concevoir comme utiles et appliquées. On ne manquera pas de noter cet épisode de l'histoire de notre enseignement dont celui des maths modernes passera pour bref et anodin, bien que très symbolique à l'autre extrémité de l'axe.
Il y a fort à parier que les humanistes qui ont demandé hier et demandent encore aujourd'hui la peau du monstre, se relèvent demain avec la gueule de bois, en voyant apparaître une bête plus horrible et dangereuse, multiforme et insaisissable, dont ils auront permis et encouragé la mise au monde.
Je n'ose même pas imaginer avec quel embarras, je me verrais dans l'obligation profonde de répondre par la négative à un élève me demandant une explication mathématique sur un sujet que je ne peux pas cautionner issu d'un livre traitant pourtant de mathématiques, comme de calculer par exemple, la quantité de chaque ingrédient que Tony devra acheter pour préparer 100 g de dope et qui me dira " Mais c'est des maths, M'sieur, et c'est vous l'prof".
Il ne faut pas oublier qu'accepter que les maths s'appliquent et se prêtent inconditionnellement à la vie de tous les jours, c'est aussi les livrer sans garde-fou à toutes les dérives possibles. Les mathématiques sont incapables de se défendre contre ce type d'agression car elles n'ont rien à dire sur le choix de leurs sujets d'application. On l'a bien vu avec le procès qu'on leur a intenté lors de la crise financière.
Une chose est cependant certaine en ce qui concerne leur enseignement, c'est qu'il est possible ne pas si bien appréter notre discipline pour la rendre propice à ce type d'utilisation détournée, même en vue d'une européano-compatibilité et d'une démocratisation du lycée.
J'espère que les décideurs, ceux qui choisissent de déterminer la face de notre discipline que verra la plus grande partie du monde extérieur, ont pleinement conscience de l'émergence de ces dérives et de leur inévitable augmentation. Si ce n'est pas le cas, j'ai bien peur que dans un avenir assez proche, le trop grand rapprochement des mathématiques vers l'univers quotidien fasse encore plus de victimes innocentes qu'aujourd'hui et qu'il ne soit pas au service de la libération tant attendue. Or je pense qu'en France, nous avons avec nous le poids de la belle tradition, l'or des récompenses prestigieuses et que l'on peut très certainement dans ce domaine imposer un point de vue éclairé à l'Europe toute entière.
Il me semble possible d'offrir une large vision des mathématiques, qu'elles ne soient plus outrancièrement sélectives dans notre pays et pouvoir adapter la structure de l'enseignement à l'hétérogénéïté extrême de la population qui le suit.
Le plus difficile dans l'affaire est certainement de concilier des points de vues opposés aussi bien en interne qu'en externe. Il suffit pour cela de penser au sein de notre profession à la figure de l'agrégé disciplinaire reconnue par l'institution et difficilement compatible avec la vision d'un lycée non élitiste et en externe y adjoindre une volonté affirmée de rationalisation des flux et des dépenses.
Je pense que de la réussite ou de l'échec de la réforme de l'enseignement des mathématiques en lycée dépendra la qualité de tout le lycée pour les années à venir, certainement en France et dans l'Europe toute entière. Il faut cependant pour cela s'appuyer sur une philosophie de la transmission sous-jacente qui peine à exister mais qui pourtant devrait porter les idées autrement qu'à travers le prisme réducteur des contenus disciplinaires et des budgets. On peut aussi se demander s'il s'agit d'une priorité!
De mon point de vue, adapter les systèmes éducatifs à s'adapter au public et à leur environnement sans en sacrifier leur mission première qui est celle de la transmission des connaissances me semble être une priorité absolue. Faire l'économie d'une profonde réflexion et des sacrifices associés, c'est fragiliser le développement des pays en question. Si l'Europe veut conserver une position de choix dans le monde futur, elle devra donner à son système éducatif toute la richesse et la force permettant demain à ses membres d'innover et de s'adapter au monde mouvant. La diversité du monde mathématique possède en elle-même cette forte capacité à solliciter l'imagination et la prise d'initiative de façon rationnelle. J'espère que nous conserverons demain ce potentiel stimulant des mathématiques qui ne demande lui-aussi qu'à s'adapter au public qu'il a devant lui à d'autres fins que celles de la sélection et de l'application à la vie de tous les jours.