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  • La rugosité fractale de l'apprentissage

    En décembre 2010, je publiais sur le Wiki que j'avais initialement destiné à des cours de mathématiques interactifs, un article intitulé "l'apprentissage fractal".

    L'idée était alors, que les besoins d'apprentissage de l'apprenant (par nature non identifiés précisément puisque leur regroupement est souvent hétérogène), ne coïncidaient que très rarement sur le long terme avec les séquences d'enseignement. L'optimisation me semblait donc possible en "fractalisant" les séquences d'enseignement. Pour cela il suffisait de respecter temporellement les trois principales phases de l'apprentissage (découverte et automatisation, fonctionnement et méthodes, synthèse et liens) en leur ajoutant une dimension fractale, c'est à dire en redécoupant chacune de ces trois phases par les trois autres. Une méthode d'enseignement fractale voit ainsi le jour faisant intervenir sciemment une certaine verticalité locale et globale des contenus ainsi qu'une diversification des approches. J'avais créé une petite animation en considérant un enseignant décrivant successivement ces trois phases au contact d'un étudiant aux besoins d'apprentissage non définis. 

    L'apprenant et ses besoins d'apprentissage est au milieu, le professeur "non fractalisé" en haut, et le professeur "fractalisé" en bas:

     

    fractale2.GIF

    L'apprenant possède ici des besoins équilibrés, le professeur du haut est plutôt "binaire" (présentation des notions - concepts évolués), ne laissant que peu de place à un enseignement intermédiaire. La "fractalisation" (en bas) de l'enseignement optimise en moyenne les contacts d'apprentissage.

    Il est sans doute possible d'aller un peu plus loin dans ce modèle, en faisant intervenir la nature fractale des besoins d'apprentissage et en ne considérant plus seulement qu'ils se délimitent à trois phases temporelles clairement identifiées.

    Cette rugosité fractale entre d'ailleurs dans le langage courant en disant par exemple que les savoirs glissent, que l'enseignant n'a pas de prise, ou qu'au contraire l'élève capte intégralement le discours du professeur, accrochant ainsi tout ce qu'il trouve sur son chemin. D'une surface modélisée comme lisse à une surface accrochant jusqu'aux concepts les plus abstraits ou complexes, le paysage fractal de l'apprentissage peut trouver sa représentation aussi bien dans un lisse bourgeonnement que dans un système montagneux qui retient tout au passage. Le bourgeonnement peut s'avérer lent ou rapide, et la montagne friable ou granitique.

    Dans tous les cas l'image d'un frottement entre l'apprenant et l'enseignant, apparaît. Toutes les rugosités d'enseignement ne peuvent fonctionner sur celles de tous les apprentissages. La diversité semble donc bien être la base de l'optimum recherchée. Cette diversification se fait, non pas sur les contenus (progression spiralée par exemple, dilution), mais sur les approches!

     

    Von_Koch_curve.gif

     

    Cette notion de rugosité d'apprentissage et de glissement est à définir. On pourrait peut-être s'imaginer une diminution de cette rugosité au fur et à mesure que l'on itère la construction fractale. En effet, les concepts abstraits peuvent être considérés comme très saillants, alors que l'approche concrète serait plus douce et donc de grain plus fin. L'analogie mécanique s'arrête donc là et celle du langage courant aussi (personnage grossier par exemple). Les surfaces d'apprentissage et d'enseignement sont d'autant plus adhérentes l'une à l'autre qu'elles sont au même degré de "fractalité", au même nombre d'itérations. Nous voyons ici que l'objectif d'apprentissage optimal serait celui associé à la première itération, ou même à son absence. L'objectif recherché par tout pédagogue, serait que chaque élève accède à la "simplicité" d'apprentissage du premier flocon, symétrique et triangulaire, comme une dent acérée dévorant toute difficulté conceptuelle. Le flocon neigeux fortement itéré, serait quant à lui synonyme d'éloignement, de "trop plein de", d'affectif, d'immédiateté, etc...

    L'analogie précédente possède l'avantage de sortir les difficultés d'apprentissage de l'ornière de la notion de manque et d'insuffisance, et de les ramener vers une "géométrie" de la surface, pour laquelle l'enseignant pourrait construire un outil, une sorte de râpe dynamique dont il ferait varier le grain, la vitesse de passage et la force d'appui.

    Les stratégies de remédiation, de soutien offertes par le système se trouvent de facto remplacées par des stratégies d'adaptation à la surface, de modification du terrain, et de quantification fractale. C'est sans doute ce qui est fait aujourd'hui pendant ces heures dites "différenciées", "individualisées", "personnalisées", mais la notion de manque à combler a disparu ici, pour laisser place à celle de matière à "travailler" en remplaçant une granulosité fine par une autre qui le serait moins, au moins localement.

    Les difficultés d'apprentissage (fractalité fine et peu profonde, aspect globalement poli et localement rugueux) ne devront se trouver en contact qu'avec une forme d'enseignement similaire, au moins jusqu'au déclenchement de la modification durable de la géométrie. Un angle trop saillant... et c'est l'accroc!

    Un profil qui conceptualise et abstrait très rapidement pourra se trouver en contact avec un profil d'enseignement plus "abrupt". Il reste impératif de ne pas confondre, compréhension et restitution. Combien d'élèves possèdent un profil d'apprentissage donné mais avec une restitution ou une compréhension profonde plus difficiles. La géométrie de la surface d'apprentissage, doit aussi tenir compte de l'impératif de restitution sous une forme imposée (langage, écrit, processus, graphique, analogie....).

    Ce qui me parait intéressant dans cette histoire, c'est la généralité de cette approche à tous les profils. J'ai aussi trouvé une modélisation fractale (au niveau des besoins d'apprentissage), dans la littérature : "Identifier des besoins d'apprentissage" par Valérie Barry, qui enseigne dans les formations pour l'adaptation scolaire et la scolarisation des élèves handicapés. Je n'avais pas lu le livre lorsque j'ai construit les premières marches de mon idée d'apprentissage fractal (le livre est sorti en 2011 !). Ceci me laisse à penser que la piste "fractale" a le mérite d'être explorée. J'ai pour ma part en face de moi, un public relativement favorisé, socialement comme scolairement, ce qui ne m'empêche pas de voir des élèves en difficultés dans leur parcours et dans leurs apprentissages. J'ai développé de mon coté cette approche auprès d'élèves qui feront tous, pour la plupart, des études supérieures longues. Elle semble aussi pouvoir être pertinente pour aborder les difficultés d'apprentissage.

    Je vais donc tenter d'affiner mes réflexions et de faire varier la rugosité de ma râpe pédagogique à l'avenir, afin de trouver encore quelques leviers intéressants.

    C'est en écoutant une conférence de Serge Boimare que m'est venue cette image de la râpe fractale, que l'on pourrait qualifier d'outil-problème plus que d'outil-solution pour reprendre une expression du livre de V. Barry.

    J'écoutais Serge raconter comment il attaque méthodiquement, avec une voix douce et des contes, l’extrême dureté de l'intellect des enfants qu'il a devant lui, et qui ne lui offrent que très peu de prise, même pas de rester dans la classe. Alors tous les jours, inlassablement sans doute, faut-il effectuer la même démarche avec des outils de fine rugosité, sans lasser, sans trop appuyer afin de faire naître quelques aspérités plus marquées à la surface de ces apprenants difficiles, ou faire apparaître une surface dépolie, sur lesquelles on peut commencer à construire, à abstraire, à modéliser, à anticiper. Dès ses premiers mots les difficultés d'apprentissage ne sont plus vues comme un manque, mais comme un empêchement de penser, et je rajoute comme si il y avait une gangue à élimer avant de trouver un terrain plus tendre. L'outil s'adapte au fil des jours, synchronisé sur l'état des apprenants. Alors à petit pas certainement, l'apprentissage dessine quelques formes plus vastes, vite recouvertes par les premières feuilles qui tombent mais laissant, au hasard des jours, une base sur laquelle il est sans doute possible de s'appuyer un peu pour poursuivre le travail. 

    Afin de ne pas commettre de contresens sur la rugosité d'apprentissage et d'enseignement, je tiens à préciser que, pour moi, cette rugosité est d'autant plus marquée que l'itération du processus fractal est faible. Ainsi, le premier triangle du flocon de Von Koch, constituerait pour moi un profil très grossier et donc très accrocheur, alors que les itérations successives montrent un adoucissement de la "saillance". Dans le schéma suivant, le profil d'apprentissage le plus difficile est celui qui est en haut. Il correspond à une rugosité fine et à un nombre d'itérations important. Celui du bas est au contraire très "coupant", et peut être mis au contact d'une forte conceptualisation. L'apprentissage est ici vu comme un acte d'épure avant d'être considéré comme celui d'un remplissage, qui s'avère être secondaire, et non entravé dès que le profil requis est atteint. 

     

    vonkoch.jpg


    Cette modélisation a le mérite d'introduire une image plus réelle de la réalité de l'apprentissage qui voit les freins comme un recouvrement, un rapprochement du concret et de l'affectif. En ce sens le "bon apprenant" est déjà celui qui a su faire un chemin inverse de dé-itération et non pas de remplissage, comme on l'imagine usuellement. La symbolique de l'apprentissage est donc renversée puisqu'il est plus question ici d'épure et de vide, que de remplissage, ce dernier ne survenant que lorsque la géométrie de surface de l'apprenant coïncide avec celle de l'enseignant.

    En écrivant ces lignes, je m'aperçois aussi que cette modélisation "colle" avec mon expérience, celle de constater la présence d'un brouillard affectif pouvant avoir raison de tout apprentissage, et aussi de la nécessité du travail sur cette porte d'entrée pour tout apprenant en difficulté et ceux en bas âge. C'est aussi sans doute pourquoi, l'anxiété d'apprentissage prend souvent la forme de la mise à nu, de l'invasion intérieure, de la perte de défense chez les plus fragiles. 

    Ainsi donc à tous les stades de l'apprentissage et quelque soit le profil de l'apprenant, la modélisation fractale semble ouvrir un champ symbolique et conceptuel dont il serait dommage de se priver. Reste sans doute quelques recherches à faire, à quantifier et sans doute un vocabulaire à affiner...

     

  • Le goût de la science - Pièce de théâtre en 3 tableaux avec Einstein et Poincaré

    Par Jean-Philippe Ansermet
    Adaptation de Barbara Fournier

    Polyrama 122 : ICI



    Il était une fois une contrée opulente où la jeunesse n’avait plus envie de faire de la science. Tout le monde s’en inquiétait. Les professeurs perdaient leur raison d’être, les recteurs voyaient leurs fonds diminuer et les industriels manquaient de chercheurs. Que faire ? Telle était la question qui mobilisait ce jour-là un distingué aréopage réuni sous un dôme de cristal inondé de lumière. Tous les acteurs arpentent la scène en tous sens. Au milieu de tous les hommes présents, en mouvement, se trouve une figure féminine vaguement éthérée dont les pieds semblent ne pas toucher le sol.



    Ier tableau

    Le Président
    Il n’y a plus à ergoter! Nous devons faire comprendre à la société la fabuleuse contribution de la science à notre monde moderne! C’est le seul moyen de faire revenir nos jeunes sur le chemin des études. Je propose de convaincre les Nations Unies de déclarer une Année internationale de la physique. On fera des fêtes, des conférences joyeuses, on montrera que la physique est toujours une extraordinaire aventure. Qu’en dites-vous, mon cher Albert?

    Einstein
    Cher Ami, la science est moins une aventure qu’un raffinement de la pensée de tous les jours, croyez-moi. Mais il faut reconnaître que certains jours sont plus prolifiques que d’autres! Ainsi voilà tout juste un siècle, je me trouvais bien inspiré!

    La fée Clochette
    Si ma mémoire est bonne, Professeur, vous avez même écrit quelques articles pas mal du tout en 1905: sur la taille des atomes, la première description statistique du mouvement brownien et de la forme du spectre de rayonnement d’un four, la relativité restreinte, et puis E = mc2.

    Le président
    Justement! C’est pourquoi nous avons demandé à l’Unesco de promouvoir l’année 2005 au nom du centième anniversaire de vos excellents travaux.

    Le professeur Rictus
    Président, c’est de la fumée sans feu! Dans mon université, je puis vous assurer qu’il n’y a pas de problème d’effectif.

    Le Président
    Espèce d’égoïste! Taisez-vous! Tôt ou tard, vous allez subir ce désintérêt. Vous aussi, vous viendrez vous lamenter!

    La fée Clochette
    Ne nous énervons pas. La situation n’est pas désespérée. Moi je vous promets que la science passionne chaque fois qu’on la met en scène comme un jeu.

    Le professeur Rictus
    Un jeu? Vous en avez de bonnes, vous! Vous ne pensez qu’à vous amuser!

    La fée Clochette, piquée au vif
    Cher Professeur Rictus, si vous étiez bien plus jeune – hélas même relatif le temps finit bien par passer! – vous auriez pu participer aux joutes de l’International Young Physicist Tournament, dans la charmante ville de W.1 Vous auriez pu concourir pour les Olympiades de la Physique2 et même remporter une médaille. Je vous aurais même vivement recommandé de mesurer votre génie au «Talent Search».

    Le professeur Angelus
    J’abonde dans le sens de Clochette. N’ayons pas l’esprit chagrin! Quand une haute école polytechnique ouvre ses portes aux plus jeunes, c’est la ruée! On refuse du monde. Et de belles initiatives sont prises dans nos contrées pour raviver la flamme des enfants et des adolescents pour le monde de la science.

    Le Président
    Je suis enchanté de ces bonnes nouvelles, mais n’est-ce pas un peu l’arbre de la passion qui cache la forêt de l’indifférence? Moi, je reste très inquiet! Avez-vous lu «La main à la pâte» du Noble Char Pak? Son livre se fonde sur une idée de son ami, Leo Ledermann, qui a aussi été nobelisé, d’ailleurs. Grâce à son action, il paraît que toute la région du grand Chicago est en train de redoper l’enseignement des sciences.

    Le professeur Rictus
    «La Main à la Pâte», ce n’est rien de nouveau au niveau universitaire!

    Le professeur Angelus
    Vous avez raison, Rictus, nous avons une immense collection de démonstrations dont nous devons tirer davantage profit! Malgré la taille des auditoires, les étudiants ont la possibilité de voir les phénomènes se passer sous leurs yeux. A la pause, les plus curieux peuvent tout observer, y compris savoir comment l’expérience a été montée. C’est un patrimoine précieux que nos collègues nous ont légué!

    Le professeur Novus
    C’est un peu ringard, tout ce bazar! Croyez-moi, les cours virtuels sur ordinateur, c’est ça l’avenir!

    Le professeur Rictus
    Des simulations sur internet, on peut toujours envisager de s’y lancer, mais monter une collection d’expériences, ça ne s’improvise pas comme ça, Angelus! Il faut par exemple recycler des expériences des laboratoires de recherche, cela prend des générations à mettre en place, c’est de l’authentique!

    Le professeur Novus
    Si c’est comme ça que vous voulez enseigner, alors montrez donc aux jeunes comment fonctionne un véritable réacteur nucléaire! Quel luxe! C’est à peine imaginable. Mais ce serait si bien: un vrai remède pour démystifier la peur du nucléaire. J’adorerais que des étudiants puissent contrôler eux-mêmes un accélérateur de particules élémentaires…

    La fée Clochette
    Messieurs, allez, allez! Ne réduisons pas la discussion à des expériences d’auditoires, à des écrans d’ordinateur et des manips presse-bouton. Jetez vos étudiants dans le bain de la recherche, jetez-les dans les vapeurs de la science, et laissez-les s’enivrer! Cher Albert, quelles premières essences conseilleriez-vous pour ce bon bain?

    Einstein
    De la joie, de l’imagination, de la beauté, de la curiosité, de l’émerveillement et, surtout n’oublions pas l’essentiel, la liberté…



    IIe tableau

    La lumière a baissé singulièrement. Les personnages se sont assis sur un long banc, côte à côte. Chacun fixe un point indistinct dans l’espace. Deux ou trois ombres passent et repassent derrière une paroi translucide. Au loin, on entend une femme qui chante une chanson très mélancolique. Fée Clochette a disparu de la scène.

    Le professeur Angelus
    La fée Clochette a raison! Sans avoir trempé soi-même dans le bain de la recherche, c’est difficile d’apprendre les sciences aux enfants autrement que comme une langue morte!

    Le Président
    Pour se plonger dans ce bain, les enseignants devraient au moins pouvoir se joindre aux chercheurs dans une réunion annuelle au niveau national6. Chacun pourrait se convaincre que la science n’a pas l’aridité de ces théorèmes qui nous bassinaient quand nous étions petits! Chacun verrait que la science est aussi un art.

    Arthur Koestler, émergeant de la zone translucide
    Pardonnez-moi de me citer moi-même, je sais bien que cela ne se fait pas! Mais «aucune découverte n’a jamais été faite par déduction logique; aucune production artistique n’a été produite sans un artisanat calculateur; les jeux émotifs de l’inconscient entrent dans les deux activités.»7 Tu en as été un exemple magnifique, Albert…

    Einstein
    Merci, Arthur. Je me suis toujours senti assez artiste pour puiser librement dans mon imagination. La connaissance est limitée, l’imagination saisit le monde. Je vous jure que mon don de fantaisie a eu plus d’importance pour moi que ma capacité d’absorber des connaissances. L’esprit intuitif est un don sacré et l’esprit rationnel son serviteur fidèle. Hélas, nous avons créé une société qui honore le serviteur et a oublié le don.

    Le professeur Rictus, s’échauffant
    Je vous applaudis des deux mains, Professeur Einstein! La science, c’est une permanente rébellion! Voilà ce qu’il faut dire aux jeunes.

    Le professeur Novus, s’échauffant aussi
    Entièrement d’accord! La science est bien plus un questionnement du savoir que son accumulation! L’analyse critique est vitale pour tout scientifique digne de ce nom. Maîtriser un sujet, c’est aussi reconnaître les limites des faits, des théories et des modèles abordés.

    Le Président
    Votre théorie de la relativité est un exemple flagrant de cette évolution de notre compréhension des choses, Professeur Einstein. A l’époque de vos premiers travaux, seuls des penseurs aussi avancés que vous-même…

    Henri Poincaré, émergeant de la zone translucide
    Quoi? Quoi? et moi alors, il m’a piqué toutes mes idées!

    Le professeur Rictus
    Tiens! Mais que fait donc ici Monsieur Poincaré, il n’était pas dans la liste des invités du jour?

    Le président, craignant l’incident diplomatique
    Einstein et vous aussi, Professeur Poincaré, vous seuls pouviez vous engager dans une réflexion sur «le temps» et son rôle dans les représentations scientifiques du monde qui nous entoure. La conscience des gens a tellement évolué que, de nos jours, ces concepts si complexes que vous étiez presque seuls à comprendre sont abordés dans les cours de base de la formation universitaire!

    Einstein
    Oui! Mais les jeunes ont encore du pain sur la planche. Il y a toujours des problèmes théoriques non résolus, en particulier des théories incompatibles, même si chacune marche bien dans son domaine d’application!

    Le professeur Rictus
    Bien sûr. Les chercheurs ne passent pas leur temps à couper des cheveux en quatre et à ronronner aux confins de l’abscons! Il y a tant de défis technologiques à relever qui restent insurmontables dans les cadres conceptuels actuels.

    Le professeur Novus
    Pourtant le Roi et ses ministres vous diraient que les scientifiques ont fait tant de découvertes qu’il n’y a pas lieu de chercher davantage. Ce qu’il faut, vous diraient-ils, c’est opérer immédiatement un transfert de technologies!

    Fée Clochette, qui tombe du ciel, tout agitée
    Mais Messieurs, ne voyez-vous pas que nos technologies avancent vers des limites intenables et que seul un changement de paradigme permettra de continuer de progresser? Voilà un nouveau digne de futurs petits Einstein!


    IIIe tableau

    La scène est obscurcie. On ne distingue plus que la silhouette des protagonistes, debout, de dos. Immobiles.

    Le professeur Rictus, pensif
    Je crains que vos émules, Professeur Einstein, ne se retrouvent en sciences de la vie plutôt qu’en physique.

    Einstein
    Vraiment? Pourtant, c’est en physique qu’on peut construire des conceptions du monde. Et qui alors construirait une théorie quantique de la gravitation?

    Le Président
    Pardonnez-moi de revenir au sujet qui me préoccupe. J’espère que nos actions de promotion autour de la physique cette année auront un effet durable. Et que ceux qui sont toujours pressés d’avoir des résultats se souviendront de l’impact des recherches fondamentales sur la société. C’est fou à quel point on a tendance à oublier les contributions de la physique! Il y a quelque temps, la télévision avait demandé à un groupe de savants quelles étaient les plus grandes découvertes récentes. Figurez-vous qu’ils ont évoqué la découverte par des médecins de l’imagerie par résonance magnétique nucléaire! Même ces savants avaient oublié que tout avait commencé quand des physiciens des grandes écoles de Boston cherchèrent à mesurer le moment magnétique des noyaux…

    Le professeur Novus
    Il faut reconnaître que personne à l’époque ne pouvait imaginer qu’une recherche aussi fondamentale puisse contribuer au développement d’une technologie d’une telle importance.

    La fée Clochette
    Eh bien maintenant, tout le monde pourra être mis au parfum, surtout les jeunes! Dans notre belle capitale, B., des vulgarisateurs aussi doués que Shéhérazade viendront montrer l’impact des travaux de notre cher Albert sur les GPS, les caméras numériques et même la finance! Je vous garantis que le public sera bouche bée et que les vocations gonfleront comme des petits pains dans le four!

    Les professeurs Rictus, Angelus et Novus, en chœur
    Langue de Shéhérazade et génie d’Einstein, inspirez-nous et retournons préparer nos cours!

    Tout le monde sort dans un roulement de tambour, sauf un homme qui se retourne. Un spot blanc s’allume, erre un instant puis se fige sur son visage. Il a les yeux fermés. C’est Poincaré, en redingote noire.

    Poincaré, comme pour lui-même
    La pensée n’est qu’un éclair au milieu de la nuit. Mais c’est cet éclair qui est tout.

    Le rideau tombe.

  • Un étudiant presque comme les autres -2-

    a11c499ce548b700524a232c35816366.jpgPartie 1 : ICI


    - 2 -

    Shanlan savait qu'une de ces loges allait lui être affectée, il n'en ressortirait qu'après bien des souffrances, après avoir passé les trois épreuves de la Licence s'il n'était pas éliminé avant. Quelques temps auparavant Shanlan avait reçu du sous-préfet une petite somme d'argent pour faire le trajet jusqu'au centre d'examen. Il fut dispensé de se rendre vers le milieu de la 7 ème lune devant l'examinateur provincial  pour pouvoir concourir car il avait été classé dans la première catégorie à l'examen k'o teng. Il dut cependant se rendre, comme les autres futurs candidats, au bureau de vente des cahiers afin d'acheter ses trois cahiers sur lesquels il allait bientôt composer. Il lui fallu y inscrire son nom, son lieu d'origine, son âge, la forme de son visage, sa taille, son grade littéraire, le nom de son bisaïeul paternel, le nom de son grand-père, le nom de son père et les réponses à diverses questions administratives afin qu'on apposa sur chacun des cahiers le sceau officiel qui lui permettra de composer le jour venu. Un billet lui fut remis en échange des cahiers qui allaient lui être redonnés le jour de l'épreuve. Il était très tard, Shanlan attendait devant la première porte avec sa literie sous le bras, son réchaud, quelques vivres car tout le monde savait que les repas distribués étaient immangeables. Personne ne pouvait accompagner les candidats et donc porter cet encombrant paquetage? les appels se faisaient cinquante par cinquante et lorsqu'il eut franchi la première porte, Shanlan trouva un deuxième point de contrôle avec une fouille sérieuse. Il fut accompagné par un fonctionnaire jusqu'à sa loge qui portait le numéro 9413, celui même qui était reporté sur sur son cahier de composition. Comme toutes les autres elle était fermée sur trois cotés et le quatrième pan, absent donnait sur un long couloir où circulaient continuellement les surveillants. Shanlan vérifia que tout était en ordre, s'il voyait bien les quatre petites tables dont deux serviraient de siège et de table et les deux autres feraient le lit. Même si le confort de la cellule dans laquelle il allait rester près de deux jours était sommaire, la sienne qui portait le numéro 9413 était propre, complète et sans odeur, ce qui n'était pas le cas pour tout le monde. Ce qui amusait le plus Shanlan, c'était toute cette organisation mise en place pour élire seulement les 1484 licenciés du royaume. Quatre types d'officiers choisis parmi les sous-préfets orchestrent le bal de la Licence. Il y a ceux qui sont chargés de recevoir les cahiers de composition, ceux qui ont pour fonction de replier la première page du cahier, de la coller et d'y apposer un cachet pour empêcher que les examinateurs ne puissent voir les noms. Il y a encore ceux qui sont chargés de faire recopier au minium les compositions. Cette recopie se fait en rouge et sera relue par des fonctionnaires affectés à cette tâche afin d'éliminer toute erreur de recopie. Les fonctionnaires ont droit à trois domestiques chacun. Il ne faut pas non plus oublier ceux qui timbrent les cahiers, ceux qui les rassemblent, les surveillants, ceux qui font des enquêtes, ceux qui préparent la nourriture et ceux qui gardent les portes qui viennent juste d'être scellées puisque tout le monde est rentré dans l'enceinte. Personne jusqu'au lendemain soir ne quitterait plus ce camp. Et si par malheur, comme cela arrivait à chaque concours, il y avait un mort par suicide ou par tout autre cause, parmi les candidats ou les surveillants, une entaille serait réalisée dans le mur d'enceinte afin de permettre le passage du corps. Au fond des bâtiments d'examen sont relégués dans la partie la plus septentrionale, pendant toute la durée des épreuves et jusqu'à la publication des listes d'admission, les Examinateurs et les Officiers, nommés les "Mandarins de la cour intérieure". Il ne leur est pas permis de communiquer avec les autres fonctionnaires. Il leur aussi aussi interdit de posséder de l'encre rouge afin qu'ils ne soient pas achetés pour la correction. Ils furent fouillés très strictement à leur entrée dans l'enceinte.  Les fonctionnaires des appartements extérieurs ne doivent pas avoir d'encre noire. En fait chaque type de fonctionnaire possède une couleur d'encre qui lui est propre: les Examinateurs impériaux se servent d'encre noire, les autres fonctionnaires de la clôture intérieure d'encre bleue, les fonctionnaires de la clôture extérieure d'encre violette, les Copistes d'encre rouge et les Correcteurs, d'encre jaune. Un vrai festival de couleurs pour un seul cahier, pensait Shanlan qui pensait à bien d'autres choses qu'à réussir cet examen...

    La fin de l'histoire : ICI

  • Un étudiant presque comme les autres -1-

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    Shanlan était angoissé. C'était l'année de la licence, épreuve triennale en Chine. Nous étions le 8ème jour de la 8ème lune. Le début officiel des épreuves était fixé au 9ème jour et elles se poursuivraient le 12ème et le 15ème jour. Shanlan s'était rendu à Hangzhou, capitale de la province du Zhejiang. Shanlan se rappelait tout le travail qu'il lui avait fallu fournir pour arriver jusque-là. Ce fût avec l'aide de son précepteur Chen Huan, illustre lettré, ancien élève de Duan Yucai que Shanlan put mémoriser Les Classiques et s'entrainer aux dissertations littéraires à plan imposé en  huit parties ( bagu ). Il lui fallut apprendre par coeur les Entretiens de Confucius, le Mencius, le Yijing, le Canon de l'Histoire, le Rituel et le Commentaire de Zuo. Il lui fallait retenir très exactement le 431 286 caractères ( un caractère correspondant à un mot ), travail qui lui demanda 6 années d'efforts ininterrompus à raison de 200 caractères par jour. Rien d'extérieur aux Classiques ne pouvait rentrer dans cette tête prête à exploser, même si Shanlan, au plus profond de lui, préférait les mathématiques. Pas de place pour les Neufs chapitres sur le calcul qu'il consultait discrètement dans la bilbiothèque familiale depuis l'âge de 10 ans.

    Dès le 5 de la 8ème lune, les copistes, officiers subalternes et employés entrèrent dans l'enceinte, ils avaient apporté leurs vêtements, leur literie et quelques provisions de bouche; ils furent fouillés à l'entrée par les gardes. Le 6, après un banquet et des prosternations dans la direction du nord, entrèrent dans l'enceinte, les examinateurs au son du canon et de la musique. Le président fit un sacrifice devant la porte, il inspecta toutes les salles et toutes les loges. Tous les fonctionnaires se rendirent à leur poste. Les épreuves de la licence et les premières épreuves du doctorat avaient lieu dans des locaux spéciaux entourés de murs de tous côtés. Shanlan eut froid dans le dos lorsqu'il vit l'ampleur de ce dispositif prêt à recevoir près de 15 000 candidats. Il savait aussi qu'il y avait peu d'élus, seulement 142 places pour la province du Zhejiang et 1484 pour tout l'empire. Ses bonnes compétences mathématiques lui permirent de conclure que le taux de réussite à ce concours n'était que de 0.71% et qu'il y avait au total plus de 200 000 candidats angoissés comme lui dans tout l'empire.

    Le camp s'enfuyait à perte de vue, au fond on apercevait les salles réservées aux mandarins de service, en avant étaient alignés des bâtiments bas, parallèles, tous ouverts sur des allées qui les séparent et divisés par des cloisons en loges, toutes semblables: elles ont une paroi au fond, une sur chaque côté, elles sont meublées de quatre planches qui se posent à différentes hauteurs et qui servent de siège, de table, de lit ; à Hangzhou, les loges ont 1m, 85 de hauteur, 1m, 15 de profondeur, 0m, 90 de largeur ; il y en avait exactement  14 194 ; le personnel d'examinateurs, surveillants, huissiers, domestiques, se montait environ à dix mille hommes...

    La suite : ICI
     

  • Lorsqu'un mathématicien fabrique de l'or...

    Contrairement à une idée largement répandue selon laquelle tout mathématicien se contenterait pour vivre, d'un peu d'eau et de quelque problème ardu, l'exemple suivant nous prouve le contraire et montre même, que comme beaucoup, le mathématicien peut aussi être bassement attiré par les richesses matérielles et le gain d'argent. En mathématiques, on nommerait cela  un contre-exemple qui, à lui seul, a la faculté ( économique elle )  d'invalider la proposition générale.

    Dans un article de "Pour la Science" de Juin 1989, le rédacteur de la rubrique "Créations informatiques", E. Dewdney, fait part au public de la réception d'une étrange lettre d'un mathématicien, qui, voulant garder l'anonymat, avait pris le pseudonyme de A. Cranu. Ce dernier appuyait son récit sur le théorème paradoxal de Banach-Tarski affirmant que l'on peut découper un solide en morceaux et obtenir un solide deux fois plus gros ou deux solides identiques.

    En fait de paradoxe, le théorème utilise la propriété d'équivalence d'ensembles d'intérieurs non vides et bornés de l'espace à 3 dimensions usuel (  on dirait les volumes ) pour démontrer qu'il est possible de découper l'un d'entre eux et obtenir un solide plus volumineux ou deux solides identiques au premier, tout morceau du volume de départ pouvant être superposé à un morceau du ou des volumes d'arrivée !

    Il serait donc possible de prendre une boule, de la découper et d'obtenir une boule plus grosse. A. Cranu explique dans sa mystérieuse lettre, qu'il s'est lancé dans le "grossissement" de la boule...  d'or. Tant qu'à faire, autant que se soit lucratif.

    Pour cela, il affirme avoir utilisé son ordinateur personnel pour réaliser ce découpage, car si le théorème indique bien qu'un tel découpage est possible, il ne dit rien sur la façon de le réaliser. En fait les morceaux ressembleraient à des fractales. A. Cranu indique qu'il a eut recours à un générateur de nombres aléatoires en triple précision et à un algorithme qui lui a permis, Ô surprise, de dessiner la forme de ces morceaux et qu'il a vu apparaitre sur son écran une nouvelle boule ayant doublé son volume.

    A. Cranu précise qu'il ne put résister à l'idée d'appliquer ces résultats à la découpe d'une boule, bien réelle celle-là, en or massif. Le lendemain, il entama ses économies et fit couler 350 grammes d'or en boule et se dota d'une scie d'orfèvre. A. Cranu affirma avoir travaillé 7 longs mois, jours et nuits, dimanches et jours fériés, pendant lesquels il abima sa vue et reconstruisit la nouvelle boule en suivant le découpage qui lui était proposé par l'ordinateur. L'assemblage lui pris plussieurs semaines, les morceaux les plus intérieurs, étant les plus difficiles à assembler. Il affirme que la nouvelle boule est plus irrégulière que la première, bosselée et laide. Une fois le travail terminé, il l'apporta chez son joaillier qui constata qu'elle pesait... 1406 grammmes. Un peu déçu, car il espérait mieux, A. Cranu n'en fut pas moins ébahi d'avoir créé de l'or.

    Ne s'arrétant pas en si bon chemin, A.Cranu affirme dans sa lettre, avoir automatisé le procédé de la construction de grosses boules sur une chaine de montage piloté par ordinateur. L'excès d'or obtenu permettait même d'alimenter le cycle suivant.

    A. Cranu n'a plus écrit à E. Dewdney depuis décembre 1988, date à laquelle il affirma son intention de déménager, compte tenu du danger grandissant, et période à partir de laquelle on put constater une baisse, légère mais régulière, du cours de l'or.

    Ce n'est visiblement plus le cas. Qu'est-il advenu de A. Cranu ? Quelqu'un aurait-il des informations précises sur sa dernière localisation géographique?

    Inspiré d'un article de "Pour la Science" de juin 1989.