Concept vague et frontières floues
La science contemporaine est mue par un idéal de rigueur et de précision. Nous savons exactement ce qu'est une preuve mathématique, par exemple, et la définition d'un concept en géométrie ou en physique théorique ne doit souffrir d'aucune imprécision. N'y a-t-il pas, à cet égard, un gouffre entre le langage formalisé de la science contemporaine, d'un côté, et le langage naturel grâce auquel nous élaborons nos croyances et raisonnons dans la vie quotidienne, de l'autre ? Avant d'illustrer ce gouffre, considérons l'exemple suivant d'une limite floue. Nous serons tous d'accord pour affirmer que Charles de Gaulle était grand. Mais à quel moment exactement est-il devenu grand ? Nous serons certainement encore une fois tous d'accord pour dire qu'il n'était pas grand à sa naissance, ni même à l'âge de cinq ans.
Supposons que chacune des secondes durant lesquelles Charles de Gaulle a vécu soit donnée. À chaque seconde f, on peut se poser la question suivante : à cette seconde, Charles de Gaulle était-il, oui ou non, grand ? Certaines de ces questions ont des réponses positives - par exemple, à 50 secondes de son décès, Charles de Gaulle était bel et bien très grand -, et d'autres ont des réponses négatives. Mais peut-on vraiment dire qu'à chacune de ces secondes, il existe soit une réponse positive à la question posée, soit une réponse négative ? Si c'est le cas, cela signifie qu'il existe une seconde dans la vie de Charles de Gaulle à laquelle celui-ci cesse d'être petit, pour devenir grand. Mais quelle est cette seconde ? Si elle existe, nous n'avons absolument aucun moyen de la déterminer. Or est-il raisonnable d'affirmer l'existence de quelque chose que nous ne pourrions en aucun cas déterminer ni connaître ? Si vous avez envie de répondre par la négative à cette question, vous devez penser que cette seconde n'existe tout simplement pas : en raison du flou de la frontière qui sépare l'ensemble des hommes de petite taille de l'ensemble des hommes de grande taille, il n'y a pas de seconde au cours de la vie de Charles de Gaulle à laquelle on pourrait affirmer que celui-ci est, pour la première fois, devenu grand. Cela peut sembler fort raisonnable ; pourtant, cela implique une violation d'un principe fondamental de la logique classique, le principe de bivalence….
Les mathématiques et les frontières floues
En tous domaines, nous nous étonnons que des frontières se révèlent floues. Il y a pourtant des raisons mathématiques de penser que, s'agissant des frontières, le flou n'est pas l'exception mais la règle, et que c'est au contraire la netteté qui est exceptionnelle. Qu'une telle affirmation s'appuie sur les mathématiques, science exacte par excellence, pourrait paraître paradoxal. Ce serait oublier que cette exactitude est justement ce qui leur permet d'aborder de façon rigoureuse l'incertain ou l'approximatif. En témoignent la théorie des probabilités, l'analyse (l'étude des fonctions, avec l'encadrement des erreurs et les notions de convergence et de passage à la limite), mais aussi la théorie des ensembles flous, introduite en 1965 par Lotfi Zadeh, informaticien et mathématicien américain d'origine azerbaïdjanaise. Selon la définition donnée par L. Zadeh, un sous-ensemble flou F d'un ensemble donné E est caractérisé par une fonction, dite fonction d'appartenance; à chaque élément x de E, cette fonction associe un nombre compris entre 0 et 1, qui exprime le degré d'appartenance de .v au sous-ensemble F. Graphiquement, on peut représenter un tel sous-ensemble en associant à chaque degré d'appartenance un niveau de gris intermédiaire entre le noir, associé au degré 0 (.v n'appartient pas du tout à F), et le blanc, associé au degré 1.
La théorie des ensembles flous s'est révélée intéressante pour de nombreuses applications. L'existence de définitions précises pour la frontière des parties floues (« partie » est ici synonyme de « sous-ensemble ») serait utile, en particulier dans le domaine de l'analyse automatique des images. Or l'élaboration de telles définitions a fait l'objet de plusieurs recherches mathématiques au cours des 30 dernières années…
La frontière classique-quantique.
Pourquoi n'existe-t-il pas de chat à la fois mort et vivant?
Depuis la naissance de la théorie quantique, il y a bientôt 80 ans, le problème de la transition entre logique quantique et logique classique lors d'une mesure a animé bien des débats, souvent philosophiques. La formulation la plus frappante de ce problème est due au physicien autrichien Erwin Schrödinger, avec sa fameuse métaphore du « chat de Schrödinger ». Le sort de cet animal - sa mise à mort ou son maintien en vie - dépend, au travers d'une fiole de poison gazeux, de l'état - désintégré ou non désintégré -d'une particule radioactive. Or, selon la théorie quantique, tant que la particule n'a pas été observée (mesurée), elle se trouve simultanément dans l'état désintégré et dans l'état non désintégré, une telle superposition de deux états étant monnaie courante en physique quantique. Ainsi, la mécanique quantique semble prédire qu'un chat est à la fois vivant et mort aussi longtemps que l'état de la particule n'a pas été mesuré. Pourquoi alors le chat est-il classique, c'est-à-dire soit mort, soit vivant, mais pas les deux à la fois ?…
J’y ai tout retrouvé, mes paradoxes sorites, mes frontières, la notion de flou, de vague, mon petit chat mort/non mort de Schrödinger et où cela ? Tout simplement dans le numéro spécial de Pour la science de Décembre dont je vous ai proposé ci-dessus le début de quelques articles.
Avec à la Une du numéro :
Les frontières floues
Vivant ou inerte ?
Solide ou liquide ?
Inné ou acquis ?
Homme ou femme ?
Classique ou cantique ?
Convergent ou divergent ?
Solaire ou galactique ?
Quand je vous avais dit que des Américains venaient visiter mon blog, je ne savais pas que c’était pour que mes sujets deviennent un numéro spécial de Scientific American ( la version française se dénommant Pour la science).