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citation - Page 6

  • Mathématiques, méditation et écriture.

    Mais qu’il s’agisse de méditation ou de mathématique, je ne songerais pas à faire mine de "travailler" quand il n’y a pas désir, quand il n’y a pas cette faim. C’est pourquoi il ne m’est pas arrivé de méditer ne serait-ce que quelques heures, ou de faire des maths ne serait-ce que quelques heures, sans y avoir appris quelque chose ; et le plus souvent (pour ne pas dire toujours) quelque chose d’imprévu et imprévisible. Cela n’a rien à voir avec des facultés que j’aurais et que d’autres n’auraient pas, mais vient seulement de ce que je ne fais pas mine de travailler sans en avoir vraiment envie. (C’est la force de cette "envie" qui à elle seule crée aussi cette exigence dont j’ai parlé ailleurs, qui fait que dans le travail on ne se contente pas d’un à-peu-près, mais n’est satisfait qu’après être allé jusqu’au bout d’une compréhension, si humble soit-elle.) Là où il s’agit de découvrir, un travail sans désir est non-sens et simagrée, tout autant que de faire l’amour sans désir. A dire vrai, je n’ai pas connu la tentation de gaspiller mon énergie à faire semblant de faire une chose que je n’ai nulle envie de faire, alors qu’il y a tant de choses passionnantes à faire, ne serait-ce que dormir (et rêver. . . ) quand c’est le moment de dormir.

    C’est dans cette même nuit, je crois, que j’ai compris que désir de connaître et puissance de connaître et de découvrir sont une seule et même chose. Pour peu que nous lui fassions confiance et le suivions, c’est le désir qui nous mène jusqu’au coeur des choses que nous désirons connaître. Et c’est lui aussi qui nous fait trouver, sans même avoir à la chercher, la méthode la plus efficace pour connaître ces choses, et qui convient le mieux à notre personne. Pour les mathématiques, il semble bien que l’écriture de tout temps a été un moyen indispensable, quelle que soit la personne qui "fait des maths" : faire des mathématiques, c’est avant tout écrire. Il en va de même sans doute dans tout travail de découverte où l’intellect prend la plus grande part. Mais sûrement ce n’est pas le cas nécessairement de la "méditation", par quoi j’entends le travail de découverte de soi. Dans mon cas pourtant et jusqu’à présent, l’écriture a été un moyen efficace et indispensable dans la méditation. Comme dans le travail mathématique, elle est le support matériel qui fixe le rythme de la réflexion, et sert de repère et de ralliement pour une attention qui autrement a tendance chez moi à s’éparpiller aux quatre vents. Aussi, l’écriture nous donne une trace tangible du travail qui vient de se faire) auquel nous pouvons à tout moment nous reporter. Dans une méditation de longue haleine, il est utile souvent de pouvoir se reporter aussi aux traces écrites qui témoignent de tel moment de la méditation dans les jours précédents, voire même des années avant.

    La pensée, et sa formulation méticuleuse, jouent donc un rôle important dans la méditation telle que je l’ai pratiquée jusqu’à présent. Elle ne se limite pas pour autant à un travail de la seule pensée. Celle-ci à elle seule est impuissante à appréhender la vie. Elle est efficace surtout pour détecter les contradictions, souvent énormes jusqu’au grotesque, dans notre vision de nous-mêmes et de nos relations à autrui ; mais souvent, elle ne suffit pas pour appréhender le sens de ces contradictions. Pour celui qui est animé du désir de connaître, la pensée est un instrument souvent utile et efficace, voire indispensable, aussi longtemps qu’on reste conscient de ses limites, bien évidentes dans la méditation (et plus cachées dans le travail mathématique). Il est important que la pensée sache s’effacer et disparaître sur la pointe des pieds aux moments sensibles où autre chose apparaît - sous la forme peut-être d’une émotion subite et profonde, alors que la main peut-être continue à courir surle papier pour lui donner au même moment une expression maladroite et balbutiante.



    Extrait de  " Récoltes et semailles " 9.4 Désir et méditation

    Alexandre Grothendieck

  • Les mathématiques sont-elles abstraites ou concrètes?

    Nous avons tellement l'habitude d'associer le concret à une certaine immédiateté, à la facilité d'accès, au sensible, au particulier et à le placer au dessous de l'abstraction qui serait plus universelle, globale, plus subtile, et difficile d'accès. L'abstrait appartiendrait implicitement au monde des idées, et nous qualifions, comme par tradition, sans nous poser beaucoup de questions, les mathématiques d'abstraites, voire même de discipline la plus abstraite que l'on puisse trouver. Pourtant à y regarder d'un peu plus près, je ne suis pas sûr ques les choses soient aussi tranchées qu'il y parait. Afin de déterminer si les mathématiques sont concrètes ou abstraites, quelques citations peuvent nous aider à y voir plus clair. Laissons-nous transporter dans le voyage du concret, de l'abstrait et des mathématiques

    Les triangles sont concrets...

    Nous existons dans l'univers, nous sommes dans l'espace et dans le temps; cet homme, cet arbre, ce triangle sont concrets, présents, mais comme homme, arbre, triangle, sont des formes, qui sont reproduites par nos images mentales, nous pouvons les décomposer, voir comment elles sont faites, et par là même nous « voyons » que le triangle aura toujours telles propriétés, ...
    RUYER, Esquisse d'une philos. de la structure.

    Mais les universitaires ont le défaut d'être abstraits...

    Pour moi, dit Augustin, j'ai dû y venir d'un point de vue abstrait, presque méthodologique. C'est un défaut d'universitaire. Ils ne voient des choses que leur idée platonicienne.
    J. MALÈGUE, Augustin ou le Maître est là.

    L'abstrait c'est l'étendue

    Plus une idée a de simplicité, plus elle a de généralité; plus une idée est abstraite, plus elle a d'étendue. Nous débutons par le concret, et nous allons à l'abstrait nous débutons par le déterminé et le particulier pour aller au simple et au général.
    V. COUSIN, Hist. de la philosophie du 18e siècle

    le "un peu trop nombreux" !

    Souvent je me retrouve triste, j'énumère des choses et mes dix doigts ne suffisent pas. Trop abstraites pour mes dix doigts.
    Paavo Haaviko Le Palais d'hiver

    le définitif

    Les faits concrets ne satisfont pas notre esprit, qui aime l'aspect définitif des abstractions
    CARREL, L'Homme, cet inconnu

    L'intemporel

    Il y a des sciences, comme les sciences abstraites, dont l'objet n'a rien de commun avec l'ordre chronologique des événements, et qui n'ont, par conséquent, aucun emprunt à faire à l'histoire, aucune donnée historique à accepter. Les théorèmes de géométrie, les règles du syllogisme, sont de tous les temps et de tous les lieux...

    A. COURNOT, Essai sur les fondements de nos connaissances.

    un stade de la pensée

    Les variations quelconques des opinions humaines ne sauraient jamais devenir purement arbitraires, quoique je ne puisse démêler aucunement leur marche générale. (...) (Celle-ci) consiste (...) dans le passage nécessaire de toute conception théorique par trois états successifs : le premier théologique, ou fictif; le second métaphysique, ou abstrait; le troisième, positif, ou réel. Le premier est toujours provisoire, le second purement transitoire, et le troisième seul définitif. Ce dernier diffère surtout des deux autres par sa substitution caractéristique du relatif à l'absolu, quand l'étude des lois remplace enfin la recherche des causes.
    A. COMTE, Catéchisme positiviste

    le grand mystère

    La géométrie, étude éthérée, se préoccupait de formes pures, de rapports, de structures abstraites, et non pas de vile matière. Elle poursuivait des idées désincarnées qui se prêtaient à la fois aux révélations les plus profondes et aux jeux les plus délicieux. L'énigme de l'univers se cachait dans la danse des nombres, dans les mouvements des corps célestes et dans les mélodies de la lyre d'Orphée. Adeptes des mystères orphiques en effet, les pythagoriciens avaient donné à ce culte un sens nouveau: le mystère ultime, pour eux, c'étaient les formes géométriques et les relations mathématiques, et la prière la plus belle, c'était l'ascèse de l'étude, la véritable purge orphique. Les dieux parlaient en chiffres.
    Arthur Koestler Les call-girls

    mais le langage, c'est la pensée qui devient abstraite

    Bergson observe (...) que langage et pensée sont de nature contraire : celle-ci fugitive, personnelle, unique; celui-là fixe, commun, abstrait. D'où vient que la pensée, obligée en tout cas de passer par le langage qui l'exprime, s'y altère et devienne à son tour, sous la contrainte, impersonnelle, inerte et toute décolorée.
    J. PAULHAN, Les Fleurs de Tarbes.

    Les mathématiques sont abstraites... à condition que les nombres le soient.

    La théorie de Locke ne peut (...) donner ni Dieu, ni le corps, ni le moi, ni leurs attributs : à cela près, j'accorde, si l'on veut, qu'elle peut donner tout le reste. Elle donne les mathématiques, direz-vous. Oui, je l'ai dit moi-même, et je le répète; elle donne les mathématiques, la géométrie et l'arithmétique en tant que sciences des rapports des grandeurs et des nombres; elle les donne, mais à une condition, c'est que vous considériez ces nombres et ces grandeurs comme des grandeurs et des nombres abstraits, n'impliquant pas l'existence. V. COUSIN, Hist. de la philosophie du 18e siècle


    L'abstrait peut se transformer en concret...

    Le concret c'est de l'abstrait rendu familier par l'usage.
    Paul Langevin, La pensée et l'action

    Concret qui peut lui-même s'imprégner de mathématiques

    Dans le monde infinitésimal, rien ne s'énumère, tout s'agglomère. [...] Nous pénétrons dans une zone où le concret s'imprègne de mathématique et où l'indépendance formelle trouve une limitation.
    Gaston Bachelard Études

    Des mathématiques qui sont aussi abstraites que la musique

    [...] la musique est aussi abstraite que les mathématiques : elle ne peut pas distinguer des catégories morales.
    Guillermo Martinez  Mathématique du crime, trad. Eduardo Jiménez

    Et si elles le sont vraiment, il faudra être très «  concret » pour les enseigner...

    Plus abstraite est la vérité que tu dois enseigner, plus tu dois en sa faveur séduire les sens.
    Fredrick Nietzsche. Par delà le Bien et le Mal

  • Les mathématiciens par Alexandre Grothendieck

    La plupart des mathématiciens, je l’ai dit tantôt, sont portés à se cantonner dans un cadre conceptuel, dans un "Univers" fixé une bonne fois pour toutes - celui, essentiellement, qu’ils ont trouvé "tout fait" au moment où ils ont fait leurs études. Ils sont comme les héritiers d’une grande et belle maison toute installée, avec ses salles de séjour et ses cuisines et ses ateliers, et sa batterie de cuisine et un outillage à tout venant, avec lequel il y a, ma foi, de quoi cuisiner et bricoler. Comment cette maison s’est construite progressivement, au cours des générations, et comment et pourquoi ont été conçus et façonnés tels outils (et pas d’autres. . . ), pourquoi les pièces sont agencées et aménagées de telle façon ici, et de telle autre là - voilà autant de questions que ces héritiers ne songeraient pas à se demander jamais. C’est ça "l’ Univers", le "donné" dans lequel il faut vivre, un point c’est tout ! Quelque chose qui paraît grand (et on est loin, le plus souvent, d’avoir fait le tour de toutes ses pièces), mais familier en même temps, et surtout : immuable. Quand ils s’affairent, c’est pour entretenir et embellir un patrimoine : réparer un meuble bancal, crépir une façade, affûter un outil, voire même parfois, pour les plus entreprenants, fabriquer à l’atelier, de toutes pièces, un meuble nouveau. Et il arrive, quand ils s’y mettent tout entier, que le meuble soit de toute beauté, et que la maison toute entière en paraisse embellie. Plus rarement encore, l’un d’eux songera à apporter quelque modification à un des outils de la réserve, ou même, sous la pression répétée et insistante des besoins, d’en imaginer et d’en fabriquer un nouveau. Ce faisant, c’est tout juste s’il ne se confondra pas en excuses, pour ce qu’il ressent comme une sorte d’enfreinte à la piété due à la tradition familiale, qu’il a l’impression de bousculer par une innovation insolite.

    Dans la plupart des pièces de la maison, les fenêtres et les volets sont soigneusement clos - de peur sans doute que ne s’y engouffre un vent qui viendrait d’ailleurs. Et quand les beaux meubles nouveaux, l’un ici et l’autre là, sans compter la progéniture, commencent à encombrer des pièces devenues étroites et à envahir jusqu’aux couloirs, aucun de ces héritiers-là ne voudra se rendre compte que son Univers familier et douillet commence à se faire un peu étroit aux entournures. Plutôt que de se résoudre à un tel constat, les uns et les autres préféreront se faufiler et se coincer tant bien que mal, qui entre un buffet Louis XV et un fauteuil à bascule en rotin, qui entre un marmot morveux et un sarcophage égyptien, et tel autre enfin, en désespoir de cause, escaladera de son mieux un monceau hétéroclite et croulant de chaises et de bancs. . .

    Le petit tableau que je viens de brosser n’est pas spécial au monde des mathématiciens. Il illustre des conditionnements invétérés et immémoriaux, qu’on rencontre dans tous les milieux et dans toutes les sphères de l’activité humaine, et ceci (pour autant que je sache) dans toutes les sociétés et à toutes les époques. J’ai eu occasion déjà d’y faire allusion, et je ne prétends nullement en être exempt moi-même. Comme le montrera mon témoignage, c’est le contraire qui est vrai. Il se trouve seulement qu’au niveau relativement limité d’une activité créatrice intellectuelle, j’ai été assez peu touché par ce conditionnement-là, qu’on pourrait appeler la "cécité culturelle" - l’incapacité de voir (et de se mouvoir) en dehors de l’ "Univers" fixé par la culture environnante.

    Extrait de Récoltes et Semailles d'Alexandre Grothendieck

  • George Steiner

    Les hautes mathématiques sont l'autre musique de la pensée.