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Les mathématiciens par Alexandre Grothendieck

La plupart des mathématiciens, je l’ai dit tantôt, sont portés à se cantonner dans un cadre conceptuel, dans un "Univers" fixé une bonne fois pour toutes - celui, essentiellement, qu’ils ont trouvé "tout fait" au moment où ils ont fait leurs études. Ils sont comme les héritiers d’une grande et belle maison toute installée, avec ses salles de séjour et ses cuisines et ses ateliers, et sa batterie de cuisine et un outillage à tout venant, avec lequel il y a, ma foi, de quoi cuisiner et bricoler. Comment cette maison s’est construite progressivement, au cours des générations, et comment et pourquoi ont été conçus et façonnés tels outils (et pas d’autres. . . ), pourquoi les pièces sont agencées et aménagées de telle façon ici, et de telle autre là - voilà autant de questions que ces héritiers ne songeraient pas à se demander jamais. C’est ça "l’ Univers", le "donné" dans lequel il faut vivre, un point c’est tout ! Quelque chose qui paraît grand (et on est loin, le plus souvent, d’avoir fait le tour de toutes ses pièces), mais familier en même temps, et surtout : immuable. Quand ils s’affairent, c’est pour entretenir et embellir un patrimoine : réparer un meuble bancal, crépir une façade, affûter un outil, voire même parfois, pour les plus entreprenants, fabriquer à l’atelier, de toutes pièces, un meuble nouveau. Et il arrive, quand ils s’y mettent tout entier, que le meuble soit de toute beauté, et que la maison toute entière en paraisse embellie. Plus rarement encore, l’un d’eux songera à apporter quelque modification à un des outils de la réserve, ou même, sous la pression répétée et insistante des besoins, d’en imaginer et d’en fabriquer un nouveau. Ce faisant, c’est tout juste s’il ne se confondra pas en excuses, pour ce qu’il ressent comme une sorte d’enfreinte à la piété due à la tradition familiale, qu’il a l’impression de bousculer par une innovation insolite.

Dans la plupart des pièces de la maison, les fenêtres et les volets sont soigneusement clos - de peur sans doute que ne s’y engouffre un vent qui viendrait d’ailleurs. Et quand les beaux meubles nouveaux, l’un ici et l’autre là, sans compter la progéniture, commencent à encombrer des pièces devenues étroites et à envahir jusqu’aux couloirs, aucun de ces héritiers-là ne voudra se rendre compte que son Univers familier et douillet commence à se faire un peu étroit aux entournures. Plutôt que de se résoudre à un tel constat, les uns et les autres préféreront se faufiler et se coincer tant bien que mal, qui entre un buffet Louis XV et un fauteuil à bascule en rotin, qui entre un marmot morveux et un sarcophage égyptien, et tel autre enfin, en désespoir de cause, escaladera de son mieux un monceau hétéroclite et croulant de chaises et de bancs. . .

Le petit tableau que je viens de brosser n’est pas spécial au monde des mathématiciens. Il illustre des conditionnements invétérés et immémoriaux, qu’on rencontre dans tous les milieux et dans toutes les sphères de l’activité humaine, et ceci (pour autant que je sache) dans toutes les sociétés et à toutes les époques. J’ai eu occasion déjà d’y faire allusion, et je ne prétends nullement en être exempt moi-même. Comme le montrera mon témoignage, c’est le contraire qui est vrai. Il se trouve seulement qu’au niveau relativement limité d’une activité créatrice intellectuelle, j’ai été assez peu touché par ce conditionnement-là, qu’on pourrait appeler la "cécité culturelle" - l’incapacité de voir (et de se mouvoir) en dehors de l’ "Univers" fixé par la culture environnante.

Extrait de Récoltes et Semailles d'Alexandre Grothendieck

Commentaires

  • durant mes études mathématiques fréquenté de près Grogro j'ai tiré de cette proximité intellectuelle (hélas polluée par les prodromes de la déguelasse guerre d'Algérie dont 77 ans je n'ai pas encore lavé les éclaboussures) un définitif changement dans ma vie : trop vieux pour m'être réellement remis aux maths (voir biographie antérieure d'un gamin de banlieue qui avait échoué à entrer par la grande porte (ENS) dans le club de l'élite intellectuelle. Je n'ai eu hélas comme exemple que l'action directe des exposés et lectures du maître ; ce n'est que bien plus tar qu'ont été écrit "R et S et ce sont les souffrances morales de G qui m'ont frappées me faisant comprendre que c'est un manque de caractère qui m'avait fait réagir à cette écrasante force intellectuelle et morale. Cette lecture n'est réellement profitable qu'à ceux qui lui ressemblent. remarque : il n'est pas le seul mathématicien à avoir eu un tel tempérament, mais d'avoir tout à fait travaillé seul mais utilement à l'âge de 14 ans explique sans doute sa vie subséquente.

  • Merci pour ces détails. J'avoue que j'ai découvert Grothendieck et " Recoltes et Semailles" par hasard. J'ai lu les 100 premières pages et ai tiré cet extrait qui me paraissait interressant d'un point de vue sociologique et interne.

  • Jai la chance et le privilége de partager quelques moments avec Mr Grothendick,nos conversations porte sur les végétaux,et sa façon tres simple de vivre au jour le jour.

  • Et bien ça c'est un scoop. J'imagine le bonheur de vos conversations simples partagées avec l'un des esprits les plus éclairés de notre temps. Vous lui transmettrez les amitiés numériques d'un prof de maths blogueur (si ce mot a un sens pour lui) qui tente d'embellir un peu la morosité ambiante avec ce blog.

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