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Tout le monde a raison

Texte que j'ai publié sur le site de l'APMEP au sujet du projet de réforme de l'enseignement des mathématiques

 

Un débat s'est ouvert en ce qui concerne la réforme des programmes de mathématiques du lycée en France. On arrive, en forçant à peine le trait, à deux schémas de pensée principaux : il faut que ça change car le lycée est injuste et ne satisfait pas aux besoins primaires en matière d'ouverture et d'orientation et d'autre part, il faut revenir à un système plus lisible où l'on définit clairement les exigences et l'on marque le lycée de connaissances jalonnées et précises de façon à faire émerger les compétences du futur étudiant. C'est particulièrement vrai en mathématiques, matière cumulative depuis le primaire, où l'on ne cesse de voir s'agiter (et d'agiter) le spectre de la dictature des maths dans les médias ou le mythe de la formation du futur scientifique que l'on prépare dans le chaudron de nos cours répétés.

De plus, en apportant son lot d'informations et de biais, les études PISA permettent une comparaison internationale des systèmes éducatifs, montrant entre autre, que la France peine avec ses lycéens qui sont le plus en difficulté.

On retrouve cette ligne de fracture et les éléments de cette brève analyse dans les premiers commentaires que j'ai lus ici. Ces différentes positions peuvent parfois être traduites en opinions politiques, en dénonçant en passant leur usage par des « adversaires ».

On pourra remarquer que les progressistes auront un point de vue externaliste en argumentant sur le fait qu'il est plutôt nécessaire former le futur citoyen à la culture scientifique et que le lycée n'est pas une gare de triage par les mathématiques. Les conservateurs auront, quant à eux, un point de vue plus internaliste, en avançant le fait que l'on ne peut pas faire de mathématiques sans technique, sans "matière" et que c'est un leurre et de la démagogie, de vouloir faire croire à l'ensemble de la population lycéenne et plus généralement à toute la population, que ce pourrait être le cas.

Vu sous cet angle, on peut dire que tout le monde à raison.

Mais quatre facteurs principaux doivent être pris en compte avant de parler du contenu propre des programmes :

1) La modification profonde des structures familiales influant directement sur la quantité de travail personnel et la concentration dans et en dehors des murs du lycée.

2) La massification engagée depuis plus de 20 ans qui atteint maintenant « sa vitesse de croisière ».

3) L'accès au lycée clairement démocratique en France.

4) Une structure post-bac très spécifique en France mélant hyper-sélection précoce et sélection étagée, dans des domaines réservés ou non ( prendre l'exemple des sciences avec l'université et les prépas, le droit avec les seules universités, médecine, les BTS et IUT).

En supposant qu'on limite ou qu'on interdise complètement le redoublement, le flux des élèves entrant au lycée doit coïncider à peu près exactement au flux des élèves sortant en Terminale, qu'elle soit générale ou technologique. Par exemple dans mon lycée, le rapport est de 3 pour 4 environ, c'est à dire que 75% des élèves entrant en seconde vont suivre un enseignement général. J'imagine que ce n'est pas le cas dans tous les lycées et que ces proportions sont variables d'un lycée à l'autre. Sur mes deux Terminales S et ES, environ 20% des élèves demandent une prépa ( scientifique ou commerciale) et 30% s'orientent vers un BTS ou un IUT ( non scientifiques), le reste se répartit dans des écoles ou des cursus universitaires ne contenant pas de programme de mathématiques important ou aucun. Je n'ai pour l'instant vu aucune mention de Faculté de Sciences dans les vœux de mes élèves. Donc en gros, 80% de mes élèves de terminale ne feront pas de maths l'année prochaine.

Soucieux de l'avenir de mes élèves, je m'informe aussi de leur devenir et force est de constater que même parmi les ingénieurs, peu d'entre eux utilisent les mathématiques et pire encore en gardent un souvenir impérissable, en particulier de la prépa, malgré le fait qu'ils aient eu l'excellent prof que je suis (en lycée)....

En supposant donc que 20% des élèves de prépa se serviront un tant soit peu des mathématiques dans leur métier, nous sommes donc, au mieux, à 3% des élèves de seconde qui utiliseront le formalisme et le raisonnement mathématique de façon intensive et poussée dans leur vie future, pour d'autres raisons que sélectives. De là à parler de dictature des maths lorsque leur enseignement est généralisé, il n'y a qu'un pas que certains, qu'ils soient professeurs ou journalistes, franchissent avec une certaine satisfaction. Il faut donc trouver un autre argument que celui de l'utilité et de la formation du scientifique, à la persistance de la généralisation de l'enseignement des mathématiques en lycée. Alors, il y a peut être la formation de l'esprit, la volonté de non-sélection précoce, ou encore la compréhension du monde moderne, qui s'avère sans doute être le terrain où les mathématiques ont le moins d'adversaires ( quoique ce ne soit pas si évident depuis la crise financière...).

Si l'on veut faire une analyse « à froid » de la situation, il faut relire le film en arrière et se retourner vers le milieu de années 80. Cela fait quinze ans que je suis enseignant et c'est aussi la période d'intensification du processus de massification. Ainsi toutes les « réformes » que j'ai vues comme enseignant étaient principalement des modifications rendues nécessaires par la massification croissante et non pas dues au changement d'objectif du lycée.

On peut donc se demander à juste titre si la future réforme est encore l'une de ce type, et donc comblerait toujours un retard, ou correspondrait à une volonté de modification plus profonde de la nature du lycée.

De mon point de vue, je pense qu'avec le texte que nous avons à notre disposition, nous sommes juste à la frontière entre une volonté d'accorder un peu mieux le programme de la discipline aux élèves ( donc encore une réforme adaptative) et d'autre part, une volonté affichée de vouloir changer et amorcer une réelle modification de la façon d'enseigner en lycée (donc une réforme structurelle) et des ses objectifs.

On ne peut pas non plus analyser la situation sans retourner en 1986, lorsqu'un certain Devaquet demanda d'instaurer la possibilité de sélection par les universités, ce qui aurait eu l'avantage, au moins en sciences, de mettre les prépas et les universités à égalité et de leur permettre de jouer avec les mêmes règles de jeu. Or comme chacun sait, ce fut une levée de boucliers, 3 semaines de grèves, un mort et nous sommes toujours au même point 22 ans plus tard. Au même point, non pas tout à fait, car maintenant les jeunes et les adultes connaissent bien la situation, ce qui n'était pas forcément le cas à l'époque : la désertion des cursus scientifiques des universités.

On peut donc parler de tous les contenus et de toutes les pratiques dans l'univers très fermé de notre classe de mathématiques, mais ces paroles se transforment avec une facilité déconcertante en vains discours au contact des élèves de seconde, tellement la situation que l'on décrit peut être artificielle à leurs yeux, en nous battant avec nos calculatrices, nos exercices, nos interrogations, nos TICES et nos grandes vérités qui seraient celle de la formation de l'esprit, de la compréhension du monde, de la rigueur et en associant aux mathématiques bien d'autres vertus que les auteurs du XVIIIème ont déjà presque toutes passées en revue et dont nous ne sommes plus les uniques représentants.

Que peut-on dire après avoir constaté que le lycée actuel est schizophrène, recevant d'un coté un flux d'élèves de tous niveaux et de l'autre, une obligation implicite qui lui est donné par la structure particulière de l'enseignement post-bac de trier et de sélectionner clairement et rapidement les élèves qui lui sont confiés, une activité qui d'ailleurs est toujours très bien représentée par les mathématiques dans la tête des élèves et de leurs parents.

Comment peut-on donc sereinement parler des contenus de cette réforme et de leur modification, sans savoir s'il s'agit d'une adaptation à la massification ou de modification structurelle avec existence d'une possibilité de transformation de la sélection post-bac ( fac/prépas scientifiques) ? On est donc devant deux éventualités : soit attendre que le post-bac change, soit engager le changement à partir du lycée.

J'ai plutôt pris le parti de croire en la possibilité d'un changement au lycée car je ne crois pas en une modification de la situation post-bac sans infléchissement préalable au lycée. C'est pour cela que j'étais favorable à l'introduction de l'épreuve pratique en terminale afin de commencer à modifier les conditions d'enseignement et d'évaluation des mathématiques. Je reste tout aussi favorable à la modification des programmes mais principalement au changement de leur mode de transmission et d'évaluation , ce qui ne se réduit pas à transformer le mot « cours » en « information » et l'exercice rédigé en QCM ! Il s'agirait plutôt de préciser clairement les conditions (collectives et individuelles) et la nécessité de transmission et d'apprentissage d'une technique précise, d'une notion et de sortir du seul champ de l'accumulation des connaissances pour permettre à la pensée mathématique d'émerger autrement que par la technique, le mimétisme et la restitution de connaissances, d'autoriser à évaluer différement.

Je pense donc que si il y a opportunité de débat, celui-ci ne doit pas se restreindre à la seule définition des contenus, non pas qu'il ne faille pas en parler mais les différents avis ne révèleront que des prises de position du type conservateur/progressiste ou internaliste/externaliste.

Il me semble que la discipline appelée « mathématiques » au lycée ait en fait été élue malgré elle, comme la seule à pouvoir modifier la structure interne du lycée et engager une inflexion des structures post-bac, ce qui concentre en son sein bon nombre de tensions. Le système éducatif ne pourra pas garder sa cohérence et modifier l'un sans toucher à l'autre. On ne peut donc pas penser la modification des contenus des mathématiques après la massification, sans penser à la réforme des études scientifiques dans leur ensemble et donc des enseignements universitaires et des prépas. C'est sous cette condition qu'un enseignement des mathématiques prendra tout son sens, en n'étant plus seulement utilitaire et forcé pour un trop grand nombre d'élèves qui doivent porter un sac trop lourd pour eux ( y compris en S, ce qui est le plus grave).

S'il y a une sortie par le haut pour notre discipline et pour l'association, c'est d'être force de proposition novatrice et de faire infléchir l'enseignement au lycée dans une direction compatible avec les exigences des études scientifiques mais aussi rester en accord avec la réalité trouvée à l'extérieur, voire même modifier celle-ci et surtout la prendre en compte dans les analyses.

On ne peut pas demander des allégements toujours plus nombreux sans avancer la réalité de l'exigence des études scientifiques et on ne peut pas demander plus de techniques et de connaissances pointues, en considérant la nature du flux entrant des élèves au lycée et l'utilité de cet enseignement dans leur formation. Ce n'est donc sans doute pas en s'arqueboutant dans notre discipline que nous parviendrons à un résultat concluant ni au contraire en lachant toutes les brides.

S'il est nécessaire de demander des aménagements de contenus pour l'application de la réforme à venir afin qu'elle soit compatible avec le terrain, il me paraît tout aussi indispensable de réfléchir tout de suite aux « mathématiques de demain » et principalement à la forme que pourra prendre leur enseignement en lycée et leur évaluation. C'est en modifiant l'enseignement « classique » des mathématiques que s'opérera un réel changement dans notre discipline et non pas seulement en donnant notre avis sur les seuls contenus. Je regrette que toute proposition de modification ne soit toujours pas assortie d'obligation de modernisation (physique et concrète) de nos conditions d'enseignement (laboratoire de mathématiques, équipement des enseignants, des classes de mathématiques,...). Il faut que l'entrainement par « exercice » ne soit plus la seule voie proposée, que l'évaluation en mathématiques ne soit plus nécessairement individuelle mais puisse aussi être collective, qu'elle prenne d'autres formes, que de réels documents de travail réalistes soient proposés, clé en main aux enseignants, autres que des idées d'exercices individuels dont les livres sont remplis. L'évaluation finale du bac doit être suffisamment précise et limitée afin de pouvoir dégager du temps dans nos cours depuis la seconde, à d'autres objectifs que la seule préparation du bac ( en particulier S). Le programme à suivre ne doit pas être uniquement associé à un remplissage de connaissances cumulées que l'on peine à transmettre, compte tenu de l'hétérogénéité de la classe (seconde) ou du volume (première S).

Moi, comme chacun d'entre vous je pense, essayons de trouver une espèce de compromis entre, le temps qui nous est imparti, des pratiques émergeantes et la volonté de dispenser une solide formation à nos élèves sur laquelle ils pourront s'appuyer dans leurs études. C'est cet équilibre qui est malmené à chaque modification de contenu et demande à l'enseignant de mathématiques de se repositionner sans cesse et de retrouver l'équilibre. Je n'ai pas de doute sur le fait que quelque soit le contenu que l'on nous demande de transmettre, chacun se replacera de façon presque naturelle dans l'univers mathématique qui lui semble être le plus adapté pour lui et pour l'élève. C'est ce grand écart impossible que l'on réalise chaque jour dans nos cours, qui demande de dire les maths pour tous et pour chacun, ce qui n'est guère compatible.

Pour conclure (enfin), je dirai que les modifications à venir seront positives si elles sont associées à une réelle volonté de changement interne, sur la totalité de l'offre de formation du lycée et externe en réorganisant l'accès aux études supérieures conjointement à la réforme des lycées. Elles ne le seront pas si elles s'arrètent au seul ajustement de contenu dans la discipline au lycée, aussi prononcé soit-il. La lisibilité de la réforme, son adéquation avec l'hétérogénéïté de la sélection post-bac en science et par les maths, la prise en compte de l'exigence des études scientifiques ainsi que ses objectifs philosophiques seront donc les témoins de cette volonté. Je vois donc, indépendamment du contenu propre des enseignements proposés, la présence de la plupart des points cités plus haut sauf l'un d'entre eux, celui qui est lié à la poursuite des études après le lycée. Il est en effet seulement mention dans le projet « de la poursuite des études au lycée » et « d'aide au parcours de formation ».

Je dirai en reprenant presque un slogan publicitaire que si les effets intérieurs se voient à l'extérieur alors ce sera une avancée, sinon il y aura un écart grandissant entre ce qui se passe au lycée et la réalité extérieure, en matière de sélection et d'adéquation de formation. Une « bonne » réforme du lycée sera pour ma part associée à la volonté de « grandes » réformes, l'une interne et l'autre concernant particulièrement la sélection dans l'enseignement supérieur scientifique ( facs/écoles d'ingénieurs) : soit tout le monde peut la faire, en accord avec ce qui est proposé au lycée, soit personne ne la fait, sinon les meilleurs feront toujours la course utilitaire à « plus de maths » (concours - prépas) et ils seront regroupés artificiellement à coté des autres qui clameront avec force et vigueur au toujours « trop de maths » (matière inutile ou de faible importance dans leur cursus futur), au détriment de tous ceux qui devraient en faire par plaisir. Peut-être ainsi verrons nous la naissance d'un lycée moderne et démocratique où les mathématiques ne seront plus vues comme la matière qui empèche de poursuivre ses études, ni celle qui est subie à contre-cœur par une proportion grandissante d'élèves, futurs scientifiques ou non.

La suite de cette réflexion à voix haute : ICI

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