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  • Citations de Lec et de Musil

    "Mathématiques", "Géométrie", "Pythagore", ou tout autre mot clé qui vous convient, il y a forcément une citation qui vous parlera sur " Au fil de mes lectures" de Gilles Jobin : ICI

    L'une d'entre elles : Je ne suis pas d'accord avec les mathématiques. Je considère qu'une somme de zéros donne un nombre menaçant.
    Stanislaw Jerzy Lec  (Nouvelles pensées échevelées, trad. André et Zofia Kozimor, p.145, Rivages poche n°306).

    Et personnellement, j'aime beaucoup Musil, des citations qui sont d'ailleurs plutôt des extraits - mais quelle doit être la longueur normale d'une citation ? ICI

  • Rencontre de l'élève Törless avec son professeur de mathématiques

    Törless avait demandé au professeur de mathématiques, l'autorisation d'aller le voir à l'effet d'obtenir quelques éclaircissements sur la leçon.

    [...]

    On le fit entrer dans le cabinet de travail. C'était une pièce assez longue à une seule fenêtre ; il y avait près de celle-ci un secrétaire taché d'encre et contre la paroi un divan recouvert d'un tissu côtelé vert, râpeux, enrichi de glands. Au-dessus étaient accrochés une casquette d'étudiant défraîchie et toute une panoplie de petites photos sur papier brun, voilées par le temps, car elles dataient elles aussi de l'Université. Sur la table ovale aux pieds en forme d'X dont les volutes, qui auraient tant aimé être le comble de l'élégance, faisaient penser à un compliment mal tourné, étaient posés une pipe et du gros tabac en feuilles. Toute la pièce était imprégnée d'une odeur de tabac bon marché.
    A peine Törless avait-il enregistré ces impressions et constaté en lui-même un léger malaise, comme à la vue d'un plat peu appétissant, que son professeur entra.
    C'était un jeune homme de trente ans au plus, les cheveux blonds, tout en nerfs ; un mathématicien très capable qui avait déjà soumis à l'Académie une ou deux communications appréciées.
    Il s'assit aussitôt à son secrétaire, farfouilla un moment dans les papiers qui y traînaient ( Törless comprit après coup qu'il s'y était littéralement réfugié), nettoya son lorgnon avec son mouchoir, croisa les jambes et jeta sur Törless un regard d'attente.
    Celui-ci, après avoir considéré le décor, s'était mis à examiner son habitant. Il remarqua une paire de grosses chaussettes de laine blanche, et nota que le cirage des bottines avait frotté de noir, par-dessus, les sous-pieds du caleçon.
    En revanche, la pochette était blanche comme neige, brodée, et si la cravate était ravaudée, elle avait tout l'éclat et la bigarrure d'une palette.
    Törless sentit que ces petites observations contribuaient, sans qu'il le voulût, à le rebuter davantage encore ; il ne pouvait plus guère espérer que cet homme détînt vraiment des secrets essentiels, puisque rien, ni sur sa personne, ni dans ce qui l'entourait, ne suggérait qu'il en fût ainsi. Törless s'était imaginé le cabinet de travail d'un mathématicien tout autrement, dans l'idée que cette pièce devait manifester d'une façon ou d'une autre la nature effrayante des pensées qui s'y formaient. Blessé par la banalité du décor, il la reporta sur les mathématiques elles-mêmes, et son respect fit place, peu à peu, à la réticence et à la méfiance.
    Comme le professeur, de son côté, s'agitait sur sa chaise et ne savait dans quel sens interpréter ce long silence et ces regards scrutateurs, une atmosphère de malentendu pesa dès ce moment sur les deux interlocuteurs.
    -Eh bien ! nous allons... vous allez... je suis prêt à vous donner des éclaircissements, dit enfin le jeune professeur.
    Törless exposa ses objections et s'efforça d'expliquer le sens qu'elles avaient pour lui. Mais il avait l'impression de parler à travers des épaisseurs de brume opaque, et déjà ses meilleurs arguments lui restaient dans le cou.
    Le professeur sourit, toussota, dit : « Vous permettez... » et alluma une cigarette qu'il fuma nerveuse­ment, à petites bouffées ; le papier (tous détails que Tôrless notait entre-temps et jugeait vulgaires) se tachait de gras et se recroquevillait en grésillant à chaque bouffée. Le professeur retira son lorgnon, le remit, hocha la tête... enfin il ne laissa même pas à Tôrless le temps de finir.
    « Je suis heureux, mon cher Törless, vraiment très heureux : vos scrupules sont une preuve de sérieux, de réflexion, de... hum... mais il est bien difficile de vous donner l'explication souhaitée... Il importe avant tout que vous ne vous mépreniez point sur le sens de ce que je vous dis là.
    « Vous avez parlé, n'est-ce pas, de l'intervention dans le calcul de facteurs transcendants, hum oui ! C'est ainsi qu'on les nomme...
    « A vrai dire, j'ignore votre sentiment à ce sujet : ce qui échappe aux sens, ce qui sort des limites de la stricte raison, tout cela est fort délicat. Au fond, je ne suis pas qualifié pour intervenir dans ce domaine, et je tiens beaucoup à éviter une polémique contre qui que ce soit... Mais en ce qui concerne les mathématiques (et ce disant, il soulignait le mot "mathématiques", comme pour fermer définitivement une porte fatale), en ce qui concerne donc les mathématiques, il est absolument certain que nous n'avons affaire ici qu'à un rapport naturel et purement mathématique.
    « Mais les exigences d'une science rigoureuse m'imposeraient l'exposé d'hypothèses préliminaires que vous auriez du mal à comprendre, et de toute façon le temps nous manque.
    « Comprenez-moi : je reconnais volontiers que, par exemple, ces valeurs numériques imaginaires, dépourvues de toute existence réelle, sont pour le jeune étudiant, ma foi ! une noix un peu dure. Vous devez admettre que ces concepts sont des concepts inhérents à la nature même de la pensée mathématique, et rien de plus. Réfléchissez un instant : au degré élémentaire où vous vous trouvez encore, nous sommes obligés d'effleurer beaucoup de problèmes dont il est très difficile de donner une explication exacte. Par chance, peu d'élèves s'en rendent compte ; mais quand l'un d'eux vient nous voir, comme vous aujourd'hui (et je vous le répète, cela m'a fait grand plaisir !), nous ne pouvons que lui dire : Mon cher ami, contentez-vous de croire. Quand vous en saurez dix fois plus qu'aujourd'hui, vous comprendrez. En attendant, croyez !
    « II n'y a rien d'autre à faire, mon cher Törless ; les mathématiques sont un monde en soi, et il faut y avoir vécu très longtemps pour en comprendre tous les principes. »
    Quand le professeur se tut, Törless se sentit soulagé ; depuis qu'il avait entendu se refermer la petite porte, il avait eu l'impression que les mots s'éloignaient de plus en plus... vers l'autre côté, vers le lieu sans intérêt où l'on rangeait toutes les explications justes, mais insignifiantes.
    Toutefois, étourdi par ce torrent de paroles et le sentiment de son échec, il ne comprit pas tout de suite qu'il était temps de prendre congé.
    Aussi le professeur chercha-t-il, pour en finir, un argument décisif.
    Il y avait sur un guéridon un volume de Kant, un de ces livres qu'on aime à laisser traîner avec une feinte négligence. Le professeur le prit pour le montrer à Törless.
    - Vous voyez ce livre : c'est de la philosophie. Il traite des raisons qui déterminent nos actions. Supposé que vous puissiez vous retrouver dans ses profondeurs, vous vous heurteriez, là aussi, à ces axiomes nécessaires qui déterminent tout sans qu'il soit possible de les comprendre à moins d'un effort particulier. Tout à fait comme en mathématiques. Cela ne nous empêche pas d'agir continuellement d'après ces axiomes : ce qui prouve à quel point ils sont importants. Mais (ajouta-t-il avec un sourire en voyant que Törless avait ouvert le livre aussitôt et entreprenait de le feuilleter), gardez ça pour plus tard. Je ne voulais que vous donner un exemple dont vous puissiez vous souvenir ; pour le moment, ce serait un peu ardu pour vous.
     
    Et quelques pages plus loin

    Le soir déjà il ne pouvait plus toucher le livre ( je rajoute : celui de Kant ). Angoisse ou dégoût, il ne savait au juste. Un seul fait précis le tourmentait : le professeur, cet homme si minable, avait ce livre sur son guéridon comme si sa lecture était pour lui un divertissement quotidien.


    Extrait de "Les désarrois de l'élève Torless" de Robert Musil


  • L'infini par Musil

    Soudain, et il lui sembla que c'était la première fois de sa vie, il prit conscience de la hauteur du ciel.
    Il en fut presque effrayé. Juste au-dessus de lui, entre les nuages, brillait un petit trou insondable.
    Il lui sembla qu'on aurait dû pouvoir, avec une longue, longue échelle, monter jusqu'à ce trou. Mais plus il pénétrait loin dans la hauteur, plus il s'élevait sur les ailes de son regard, plus le fond bleu et brillant reculait. Il n'en semblait pas moins indispensable de l'atteindre une fois, de le saisir et de le « fixer » des yeux. Ce désir prenait une intensité torturante.
    C'était comme si la vue, tendue à l'extrême, décochait des flèches entre les nuages et qu'elle eût beau allonger progressivement son tir, elle fût toujours un peu trop courte.
    Törless entreprit de réfléchir sur ce point, en s'efforçant de rester aussi calme, aussi raisonnable que possible. « II n'y a vraiment pas de fin, se dit-il, on peut aller toujours plus loin à l'infini. » II prononça ces mots en tenant ses regards fixés sur le ciel, comme s'il s'agissait d'éprouver l'efficacité d'un exorcisme. Mais sans succès : les mots ne disaient rien, ou plutôt disaient tout autre chose, comme si, tout en continuant sans doute à parler du même objet, ils en évoquaient un autre aspect, aussi lointain qu'indifférent.
    « L'infini » ! Törless avait souvent entendu ce terme au cours de mathématiques. Il n'y avait jamais rien vu de particulier. Le terme revenait constamment ; depuis que Dieu sait qui, un beau jour, l'avait inventé, on pouvait s'en servir dans les calculs comme de n'importe quoi de tangible. Il se confondait avec la valeur qu'il avait dans l'opération : Törless n'avait jamais cherché à en savoir plus.
    Tout à coup, comprenant que quelque chose de terriblement inquiétant était lié à ce terme, il tressaillit. Il crut voir une notion, que l'on avait domptée pour qu'il pût la faire servir à ses petits tours de passe-passe quotidiens, se déchaîner brusquement ; une force irrationnelle, sauvage, destructrice, endormie seulement par les passes de quelque inventeur, se réveiller soudain et retrouver sa fécondité. Elle était là, vivante, menaçante, ironique, dans le ciel qui le dominait.
    Cette vision était si pénible qu'il dut se résoudre à fermer les yeux.

    Extrait de "Les désarrois de l'élève Törless" de Robert Musil