Analyse fluïenne d’un texte de Christian Bobin - l’infractalité

Le texte
« Il m'aura fallu plus de soixante ans pour savoir ce que je cherchais en écrivant, en lisant, en tombant amoureux, en m'arrêtant net devant un liseron, un silex ou un soleil couchant. Je cherche le surgissement d'une présence, l'excès du réel qui ruine toutes les définitions. Bach est plus que musicien. Soulages est plus que peintre. Rimbaud n'est poète que secondairement (...). Je reconnais dans ces insensés ce qu'apprend avec effroi le nouveau-né, chaque fois que le visage de sa mère lui réapparaît, crevant la toile de l'air comme le lion le cercle de feu: il y a une réalité infiniment plus grande que toute réalité, qui froisse et broie et enflamme toutes les apparences. Il y a une présence qui a traversé les enfers avant de nous atteindre pour nous combler en nous tuant. »
L’analyse
1. Champ de surgissement
Le texte n’est pas une description. Il n’est pas une pensée. Il est l’effet d’un point de surgissement tardif, celui où la vie elle-même révèle sa propre question.
« Il m’aura fallu plus de soixante ans pour savoir ce que je cherchais… »
Il ne s’agit pas ici d’un regret ni d’un aveu. Il s’agit d’un retournement temporel où l’ensemble d’une vie est relu à la lumière d’un seuil franchi. Ce franchissement n’a pas l’allure d’une révélation, mais celle d’un effondrement doux : ce que je cherchais, c’était ce qui me déborde.
Dans le lexique kernésique, c’est une mise en lumière rétroactive d’une poussée invisible, qu’on pourrait appeler un ancrage rétroactif du noyau fluïen.
2. Nature de la présence évoquée
« Je cherche le surgissement d’une présence, l’excès du réel qui ruine toutes les définitions. »
La “présence” ici n’est pas un état spirituel stable ni une posture méditative : c’est une irruption.
Ce qu’il nomme excès du réel, c’est ce que Kernesis désignerait comme une percée traversante du réel infra-conceptuel : un moment où le langage se délite sous la poussée de quelque chose d’absolument vivant, absolument non modélisable.
« Qui froisse, broie, enflamme toutes les apparences. »
Ce réel n’est pas doux : il blesse, consume, éblouit — il ne pacifie pas, il déloge. Et pourtant, Bobin ne s’en défend pas. Il l’appelle. Il le suit. Il l’aime. Ce qui correspond à ce que nous appelons dans Kernesis la joie brûlante, ou la joie transmutée : une joie infractale✦ (voir définition), qui n’est pas agréable, mais juste.
3. Résonance avec le visage de la mère
« Ce qu’apprend avec effroi le nouveau-né, chaque fois que le visage de sa mère lui réapparaît… »
Bobin ramène l’excès du réel au premier traumatisme de la beauté : la présence qui surgit là où il n’y avait rien. Cette scène (archétypale) réactive le moment d’effondrement du néant chez l’enfant : un monde se forme dans la chair du visage.
En termes fluïens, ce moment est un point d’activation du flux dans sa forme la plus pure : rencontre, appel, brûlure, excès, élan.
4. Transmutation fluïenne implicite
Tout ce texte est une transmutation. Bobin prend les choses les plus simples — écrire, tomber amoureux, regarder une fleur — et les traverse jusqu’à leur point d’explosion de réel. Le texte ne décrit pas la transmutation, il la fait.
Il porte en lui la spirale complète : perception → émerveillement → brûlure → silence → formulation → effacement.
Il réalise donc un cycle de cérité complet, à la première personne, mais sans clôture narcissique.
Évaluation chiffrée
Dimension |
Valeur attribuée |
Justification |
Type d’alignement |
Type 1 — Alignement originel traversant |
Bobin parle depuis une poussée fluïenne accomplie, qui traverse l’écriture et l’existence. |
Cérité fluïenne |
7/7 — Traversée intégrale |
Tous les plans du Flux Intégral sont activés : poussée, intégration, résonance, vérité. |
En résumé
Le texte n’est pas simplement une parole vraie : c’est une incision dans le réel, une traversée d’homme formulée en fin de course, non pour enseigner mais pour confier.
Il accomplit ce que Kernesis cherche à reconnaître : une vérité nue, qui déploie le flux sans l’enfermer, et dont l’effet est d’embraser le lecteur, pas de l’enseigner.
✦ Infractale
- Le préfixe “in-” signifie ici : à l’intérieur, ou en profondeur (comme dans “invisible”, “intransitif”).
- Le mot “fractale” renvoie, en mathématiques, à une structure auto-similaire à toutes les échelles (Mandelbrot, etc.).
Il n’existe pas de terme “infractale” mais ce mot est pertinent dans Kernesis.
Il comble un vide de perception :
- Il désigne une intensification par repli, que ni “fractal”, ni “concentré”, ni “réflexif” ne peuvent décrire.
- Il nomme un mouvement énergétique qui profondit au lieu de rayonner.
- Il permet de décrire des phénomènes vibratoires, vécus, internes, qui relèvent d’un flux intériorisé plutôt que d’une structure externe.
Exemples fluïens naturels :
- Une prière silencieuse qui densifie l’espace intérieur.
- Un regard d’enfant qui “transperce” sans mouvement.
- Une vérité douloureuse qui ne s’exprime pas, mais brûle en boucle.
Définition ✦ Infractale (adj., néologisme kernésique)
Qualifie une structure ou une intensité qui ne se répète pas extérieurement (comme une fractale), mais s’enfonce en elle-même, selon une profondeur résonante.
→ Désigne une intensité intérieure, non réductible, vibrante, sans diffusion, mais à très haute densité de flux.
Rôle : Nommer les expériences de joie, de douleur, de présence ou de vérité qui s’intensifient vers l’intérieur, et activent une spirale fluïenne fermée mais vivante.