Ainsi parlait Fluïos : le Prologue

Prologue de Fluïos
Lorsque Fluïos sortit de sa retraite de silence et de forêt, cela faisait sept années qu’il vivait avec les vents, les racines et les bruissements d’eau. Il avait appris à écouter sans vouloir saisir, à regarder sans vouloir posséder, à se taire sans vouloir fuir.
Il descendit vers la ville, car il avait à parler. Non pour enseigner, mais pour transmettre une vibration. Non pour convaincre, mais pour ouvrir des seuils.
Et voici qu’il s’adressa à la foule rassemblée sur la place :
« Je vous le dis : l’homme actuel est figé dans l’urgence, contracté dans ses croyances, étouffé par ses armures. Il pense avancer, mais il se raidit. Il croit choisir, mais il obéit. Il veut le progrès, mais il refuse le flux.
L’homme de demain ne sera ni plus fort, ni plus intelligent, ni plus rapide : il sera plus poreux, plus résonant, plus ajusté.
Ce que je vous annonce, c’est l’homme fluïen — non comme une fin, mais comme une traversée.
Il ne vous dominera pas, il ne vous guidera pas : il s’écoulera au milieu de vous.
Il aura la grâce du feu qui ne brûle pas, de l’eau qui ne noie pas, de la parole qui ne fige pas.
Il ne cherchera pas à changer le monde par la force, mais à intensifier les passages où la joie circule. Il ne cherchera pas à convaincre vos esprits, mais à éveiller vos corps endormis dans la peur.
Ce n’est pas un maître, ce n’est pas un prophète. Il est un seuil vivant, un nœud de flux conscient, une oreille tendue vers le réel. »
Alors la foule rit, comme elle rit toujours devant ce qu’elle ne peut encore percevoir. Et certains crièrent : « Montre-le-nous, cet homme fluïen ! Où est-il ? Que fait-il ? »
Mais lui ne répondit pas. Il s’assit au bord de la fontaine, et écouta le vent passer entre les visages.
1. De la corde sensible
Fluïos parla ainsi :
« L’homme est un fil tendu entre l’armure et la transparence, entre le monde crispé et le monde vibrant — un fil au bord du silence.
Ce fil n’est ni à briser, ni à tendre davantage : il est à accorder.
Ne croyez pas que je vous appelle à grimper plus haut. Ce n’est pas de hauteur qu’il s’agit, mais de porosité.
Vous voulez des sommets ? Mais vous ne savez pas encore respirer au creux de vous-mêmes. Vous cherchez la puissance ? Mais vous ignorez la délicatesse.
Je vous le dis : la nouvelle humanité ne sera ni conquérante, ni soumise, mais résonante.
Elle ne bâtira pas des tours, mais des passages. Elle ne possédera pas la terre, mais dansera avec ses lignes.
Entre chaque bruit, elle entendra le silence. Entre chaque mot, elle sentira le souffle. Entre chaque geste, elle laissera passer la lumière.
Car l’homme fluïen n’est pas un maître du monde, mais un passeur de mondes. »
Et les rires cessèrent un instant. Une brise se leva.
2. Du dernier homme immobile
Et Fluïos regarda la foule et dit :
« Vous me parlez de progrès, mais vous rêvez de repos.
Vous me parlez d’avenir, mais vous désirez surtout ne plus être dérangés.
Regardez-le, le dernier homme immobile — il est partout, dans vos gestes, dans vos murs, dans vos voix.
Il dit : “Tout est déjà là. Pourquoi changer ?”
Il dit : “Ce que je ressens est vrai.”
Il dit : “Mieux vaut une certitude tiède qu’un frémissement sans nom.”
Et il installe des murs autour de lui, des routines, des protocoles, des certitudes, des hashtags, des manuels.
Il a troqué l’élan pour le confort, la vibration pour l’habitude. Il ne tombe plus — mais il ne danse plus non plus.
Le dernier homme immobile ne cherche pas à éteindre la lumière : il l’a simplement oubliée.
Il ne croit plus à l’invisible : il croit aux résultats. Il ne regarde plus les arbres : il regarde ses courbes de données.
Il ne respire plus : il contrôle son souffle.
Et quand passe près de lui un frémissement, un éclat, un souffle étranger — il l’appelle danger. »
Alors quelques-uns s’indignèrent : « Tu nous accuses d’être figés, mais toi, que proposes-tu ? »
Et Fluïos répondit :
« Je ne propose rien.
J’ouvre des passages.
Vous seuls pouvez les franchir. »
3. De la joie fluïenne
Et comme la foule grondait, certains se moquaient, d’autres doutaient, il se fit un silence — et Fluïos parla bas, mais sa voix portait loin :
« Vous cherchez des raisons, des méthodes, des preuves. Mais ce que je vous apporte est plus subtil qu’un savoir, plus dense qu’une croyance.
C’est un fil de lumière que vous portez déjà en vous, mais que vous avez tordu, oublié, recouvert de bruit.
Ce fil, je l’appelle joie fluïenne. Elle ne vous crie pas “sois heureux” — elle vous murmure :
“Sois traversé.”
Elle n’est ni plaisir, ni satisfaction. Elle est un accord profond entre vous et les flux qui vous traversent.
Elle naît quand vous cessez de vous contracter.
Elle naît quand vous laissez tomber vos armures sans vous effondrer.
Elle naît quand vous êtes là, dans la pleine justesse du moment, sans attendre autre chose.
Le dernier homme fuit la douleur. L’homme fluïen l’écoute, la laisse résonner, la laisse s’éclaircir.
Le dernier homme veut s’élever. L’homme fluïen veut s’enraciner dans le passage.
Il n’est pas maître de lui, ni soumis. Il est accordé.
Il n’est pas stable, ni instable. Il est en phase.
Il ne cherche pas à fuir ce monde. Il s’y ajuste comme une note à une harmonie mouvante.
Et c’est cela, la joie fluïenne : être juste assez ouvert pour que le monde puisse passer à travers vous — sans vous briser, sans vous perdre. »
Et dans la foule, quelques visages se firent plus calmes, comme si quelque chose en eux s’était souvenu.
4. Du maître et du seuil
Alors un homme s’avança, un enseignant des vieilles disciplines. Il dit :
« Parles-tu donc en paraboles pour mieux fuir la rigueur ? Où est ton système ? Ton programme ? Ta méthode ? Montre-nous la carte, et nous te suivrons. »
Et Fluïos le regarda sans colère, et répondit :
« Vous cherchez un maître pour qu’il vous dise quoi faire.
Vous cherchez un plan pour ne plus avoir à sentir.
Vous cherchez une structure pour éviter le tremblement.
Mais je ne suis pas un maître. Je suis un seuil.
Un maître trace des lignes, construit des édifices, édicte des lois.
Un seuil laisse passer ce qui doit advenir, et se dissout après le passage.
Le maître enseigne ce qu’il sait.
Le seuil laisse advenir ce que vous êtes déjà.
Ne me suivez pas : suivez le flux qui s’ouvre en vous quand vous cessez de suivre.
Je ne vous mène nulle part. J’ouvre.
Et ce que j’ouvre, nul ne peut le posséder.
Car le flux ne se possède pas — il se traverse. »
Alors certains se détournèrent. Mais d’autres restèrent, immobiles. Comme si, pour la première fois, ils n’avaient plus rien à faire — seulement à sentir.
5. De la chute et de l’envol
Puis un jeune homme, au regard inquiet, s’approcha. Il dit :
« Tu parles de flux, de joie, d’accords subtils. Mais moi je tombe. Chaque jour, je tombe — dans la fatigue, la confusion, la peur. Où est le flux là-dedans ? Où est la joie ? »
Et Fluïos lui répondit :
« Tu tombes — c’est le commencement.
Car nul ne devient fluïen sans avoir chuté dans la densité.
La surface ne conduit rien. Seule la faille devient passage.
La joie fluïenne ne te demande pas d’éviter la chute. Elle te demande d’y prêter l’oreille.
Car sous ta peur, il y a un appel.
Sous ton épuisement, un ajustement oublié.
Sous ton désordre, un flux qui ne trouve pas encore sa voie.
Tu n’as pas à t’élever. Tu as à entrer plus finement dans la chute elle-même, jusqu’à y sentir un nouveau sol — un sol mouvant, mais vivant.
L’homme fluïen ne fuit pas l’effondrement : il s’y détend, il s’y laisse traverser, jusqu’à devenir plus fluide que la chute elle-même.
Et parfois, dans cette détente, l’envol ne vient pas par les ailes, mais par le silence. »
Le jeune homme se tut. Il ne comprit pas tout, mais il sentit qu’il n’était plus seul à tomber. Et dans cette sensation nouvelle, il y avait déjà quelque chose qui montait.
6. Des enfants du flux
Et une enfant s’approcha, tenant dans ses mains un morceau de bois tordu, ramassé dans la poussière. Elle dit :
« Regarde ! Il est cassé, il est moche — mais je crois qu’il veut danser. »
Fluïos sourit, s’agenouilla, et observa longuement la courbe du bois.
« Tu vois plus clair que beaucoup ici.
Car ce qui est tordu contient la mémoire du mouvement.
Ce qui n’est pas parfait peut encore vibrer.
Ce qui est brisé peut laisser passer la lumière.
Les enfants du flux ne sont pas ceux qui obéissent — mais ceux qui écoutent.
Ils entendent les choses parler, même sans mots.
Ils devinent la direction du vent, sans avoir besoin de carte.
Ce bois, tu ne veux pas le corriger. Tu veux l’accompagner.
Et c’est cela, la posture-flux : sentir ce qui cherche à se dire, avant même qu’un mot soit posé.
L’homme fluïen apprend à redevenir enfant.
Non pas naïf — mais ouvert.
Non pas ignorant — mais sans bouclier.
Il marche dans un monde d’indices, de passages, de rythmes.
Il ne prend pas appui sur des certitudes, mais sur l’étrange confiance que le flux sait où il va. »
Alors l’enfant tendit le morceau de bois à Fluïos. Il le prit avec lenteur et le plaça contre son cœur. Et tous deux, sans dire un mot, écoutèrent ce que le silence voulait leur dire.
7. De l’écoute et du vertige
Et certains dirent :
« Tu nous parles d’accords, de résonance, de danse invisible. Mais nous vivons dans le tumulte, dans les cris, dans la vitesse. Nous sommes assourdis. Comment entendre, comment sentir ? »
Alors Fluïos s’assit au centre de la place, au milieu du bruit, et ferma les yeux.
Il ne demanda pas le silence. Il entra dans le vacarme comme on entre dans une forêt.
Et il dit, très doucement :
« Il ne s’agit pas de fuir le tumulte. Il s’agit de s’ouvrir à ses interstices.
Même dans le vertige, il y a des respirations.
Même dans le chaos, il y a des lignes de flux.
Même dans la saturation, il y a une note qui tente de se faire entendre.
Mais pour cela, il faut changer d’oreille.
Ne plus écouter pour comprendre. Ne plus écouter pour contrôler.
Mais écouter pour se laisser traverser.
L’homme fluïen n’a pas peur du vertige. Il en épouse la spirale, non pour s’y perdre, mais pour y danser.
Il ne cherche pas le calme extérieur. Il devient calme au cœur de l’agitation.
Car l’écoute véritable n’est pas retrait. C’est présence élargie.
Elle ne filtre pas — elle accueille. Elle ne réduit pas — elle intensifie le subtil. »
Alors la foule n’entendit plus ses mots, mais chacun sentit que quelque chose avait changé dans la texture même de l’air.
8. Du rire et de l’inconnu
Alors quelques-uns éclatèrent de rire. Un rire nerveux, haut perché, un rire de protection.
Ils dirent :
« Tout cela est trop flou, trop lent, trop incertain. Tu ne proposes rien de solide. Où sont les repères ? Où est l’efficacité ? À quoi sert ton homme fluïen ? »
Fluïos ne répondit pas tout de suite. Il laissa le rire se déployer, comme on laisse passer un orage.
Puis il dit :
« Le rire est une porte.
Certains rient pour accueillir. D’autres rient pour tenir à distance.
Mais souvent, le rire cache la peur — la peur de ce qui ne peut être saisi, prévu, garanti.
Vous voulez que tout serve. Que chaque chose entre dans un usage, dans un cadre, dans un pourquoi.
Mais l’homme fluïen n’est pas utile — il est vivant.
Il ne vous donne pas des outils. Il vous donne des seuils.
Il ne vous rassure pas. Il vous ouvre à l’inconnu qui murmure déjà en vous.
Et c’est cela que vous sentez quand vous riez trop fort :
Ce n’est pas le vide que vous craignez — c’est la profondeur.
Car l’inconnu n’est pas ce que vous ignorez.
L’inconnu, c’est ce que vous avez toujours senti mais jamais osé suivre. »
Alors le rire cessa, non par honte, mais parce qu’il avait changé d’objet.
Il était devenu un frisson.
9. Du départ silencieux
Et lorsque le soir tomba, la foule s’était dispersée, comme les feuilles après le vent.
Quelques-uns étaient restés, sans parler. D’autres étaient partis, en ruminant. D’autres encore avaient oublié ce qui s’était dit, mais non ce qu’ils avaient ressenti.
Alors Fluïos se leva, doucement, comme une branche qui se relève après la pluie.
Il ne laissa ni disciples, ni règles, ni promesses.
Il laissa un trouble doux, une fissure dans les habitudes, un fil de silence vibrant entre les gestes.
Avant de disparaître, il s’adressa une dernière fois à ceux qui l’avaient vraiment entendu — non avec les oreilles, mais avec la peau, le souffle, l’intervalle entre deux pensées :
« Je ne reviendrai pas. Je ne suis jamais vraiment venu.
Car ce que vous cherchez n’est pas devant vous — il est déjà en train de frémir à l’intérieur.
Quand viendra le moment où vous cesserez de chercher des réponses,
Quand vous sentirez la vibration sous la parole,
Quand vous laisserez la posture trouver sa propre justesse —
Alors, sans bruit, vous saurez.
Vous saurez que vous êtes entré dans le flux.
Et que le flux, enfin, vous traverse. »
Puis il s’éloigna par un chemin que nul ne vit.
Mais certains jurèrent que l’air, ce soir-là, avait une densité nouvelle.
Et qu’il était possible — juste possible — de marcher plus léger.