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Chapitre premier - Le franchissement du seuil

Retrouver le seuil de l'entrée du pays de Lam est un chemin difficile. Je le sais. Je l'ai déjà parcouru. L'entrée du pays de Lam n'est pas un lieu. Ce n'est pas un temps non plus, c'est un processus. Il faut avoir l'intention d'y aller mais c'est loin d'être suffisant. Il faut que le pays de Lam s'ouvre à vous, accepte que l'on entre, se laisse apprivoiser, autorise que l'on y pénétre. Et pour cela, rien n'est plus difficile que d'apprivoiser de l'extérieur un monde intérieur. Il va sans doute me falloir plusieurs essais. La première fois, j'ai trouvé l'entrée un peu par hasard tout comme la deuxième fois, et la troisième fois aussi je crois. Aucun processus conscient ne m'a amené au pays de Lam, seulement des occasions furtives dont je ne sais pourquoi elles sont advenues à cet instant là. Toutes mes tentatives se comptèrent certainement en dizaines et mes échecs avec le même ordre de grandeur. Il faut savoir échouer pour réussir. Je ne garde de souvenir que de trois passages, sans que j'en sois réellement l'initiateur. 

Passer le seuil, c'est en quelque sorte, atteindre l'autre face du ruban de Moébius, sortir de la bouteille de Klein, c'est visiter l'ensemble des pièces de l'éponge de Menger. C'est prendre conscience de tout ce qui est inconnu à la lumière de ce que l'on sait, faire du manque et de l'abscence une chaude présence.

Le plus court et le seul chemin  que j'ai trouvé précédemment fut de rencontrer le Rêveur qui d'ailleurs s'est avéré être une femme la première fois. Le Rêveur navigue toujours sur un bateau de sang. Jamais en place, toujours en mouvement. Jamais à la même place. C'est une image. Il autorise ou refuse. C'est le chef de corps. Le maître de Lam. Il arrive à nous, en nous, comme une évidence, sans intermédiaire. Il poursuit sa route, évanescent, laissant à tout jamais la sensation de son passage.

La première fois que j'ai franchi le seuil, tout a commencé avec un ami qui me fit découvrir de superbes champignons dans des branches mortes au bord d'une rivière au sol dur. Les champignons étaient immenses, bourgeonnants, et parfaits. J'étais très heureux. J’avais cependant peur de ne pas savoir les reconnaître seul. Mon ami me dit que la confusion était impossible et qu’ils seraient tous comme je les vois aujourd’hui.

Peu de temps après avoir abandonné mon ami à sa recherche mycologique, je descendis la rivière à la nage avec un groupe de femmes qui m'accompagnaient. Sans but précis. La rivière  était très tumultueuse par endroits. Je naviguais comme un poisson dans l’eau. Nous faisions la descente habillés. Je n’avais pas froid. J'était en short et en anorak. Une fois arrivés, je vis une petite femme blonde, jeune et souriante sur la berge. Je fus de suite envahi par un sentiment total. De l'amour mélangé à une sorte d'extase. Le sourire qu'elle m'envoya ne fit pas de doute. Je lui demandais de venir à la maison mais je ne parvins plus à la retrouver. Elle s'était évanouie sur le chemin, laissant à jamais ce sentiment de plénitude et l'empreinte de son sourire dans ma mémoire. Je sus qu'elle était le Réveur. Je n'étais sans doute pas encore près à poursuivre le chemin mais elle m'avait laissé la marque de sa présence, pour mieux la retrouver.

Personne ne fut à mes cotés, lorsque je franchis le seuil pour la seconde fois. J'étais juste là. L'évidence de La Présence du Réveur illumina tout mon être. Tout était évidence ce matin là dans mon jardin. Les lumières, la température, l'air frais sur ma peau, le gazouilli des oiseaux et le glissement des voitures. La nature qui s'évaillait, les retardataires et les prétentieux. Rien n'était de trop, rien ne manquait à ce moment et en ce lieu. Jamais plus je ne ressenti cette sensation aussi profondément.

La question est maintenant de savoir comment retrouver l'entrée de ce merveilleux pays. Car j'y suis entré une troisième fois plus en profondeur et j'y ai rencontré le Maître. C'était un portier, un aubergiste, un voyageur. C'est lui qui m'a indiqué le nom de cet étrange pays. 

Alors que je marchais vers nulle part, un portier m'interpella.
"Eh, l'ami es-tu un habitué ?"
"Non lui répondis-je."
"Alors tu souffriras" me répondit-il en riant.
"Bonne route quand même."
A cet endroit, il faisait juste assez chaud pour être bien. L'air y était vif. Pourquoi le portier m'a t-il dit que je souffrirai ? Après quelques heures de marche, la fatigue commença à me prendre dans les pieds et les jambes. Je décidais de m'arréter lorsque je vis le portier.
"Et l'ami, on tourne en rond?", s'exclama-t-il en riant encore.
"Non" lui répondis-je, "J'ai pris la route, elle était droite j'en suis certain."
"Ah l'ami! Au pays de Lam, saches que les droites sont des cercles et les cercles sont des droites, c'est la règle, il faut t'y plier, comme tout le monde."
"Dis moi, portier, je suis exténué, j'aimerai aller à l'auberge la plus proche, comment puis-je m'y rendre ?"
"Facile, facile, vas tout droit et tu la trouveras sur ton chemin."
"Mais comment faire puisqu'ici, aller tout droit signifie tourner, si je reprends la route, je vais tourner en rond une nouvelle fois."
"Mais l'ami, ici les routes sont interdites, c'est le seul endroit où il ne faut pas aller. Eloigne-toi de la route et tu trouveras l'auberge."
"Dois je aller à gauche ou à droite?"
"Peu importe ici il n'y a ni gauche ni droite, ou plutôt c'est la même chose."
Des champs s'ouvraient à perte de vue, les yeux me piquaient un peu et la chaleur me semblait soudain plus lourde. Je marchais, marchais et l'auberge n'apparaissait toujours pas. Le portier aurait-il menti ? Soudain, une silhouette se dessinait à l'horizon. Pourvu qu'il ne parte pas, j'accélérai les pas et je vis le portier cueillir tranquillement des cerises. Agacé, je demandai au portier si l'auberge était encore loin.
"Ah l'ami, tu ne sais sans doute pas, au pays de Lam, les aubergent passent mais ne restent pas, il est souvent difficile de les rencontrer, cela demande une certaine habitude et la première fois personne n'y arrive."
"Alors comment faire pour me reposer ?"
"Et bien tu le fais mais pas à l'auberge."
"Chez quelqu'un alors ?"
"Si tu veux, tu peux essayer."
Je continuai mon chemin, qui n'en était pas un d'ailleurs, afin de trouver une habitation, mais des champs, rien que des champs s'ouvraient devant moi. Soudain, une maison se dessina à l'horizon. ‘’Pourvu que le propriétaire soit accueillant", me dis-je. J'accélérai le pas et je vis le portier à la grille. Fourbu, je ne me posai même pas la question de savoir pourquoi je rencontrais toujours le même homme. Et je lui demandai s'il pouvait m'héberger pour la nuit.
"Eh l'ami", me rétorqua-t-il, "tu ne sais sans doute pas, mais je ne suis pas le propriétaire et c'est justement lui qui m'emploie pour garder la demeure afin de s'assurer que personne n'y entre."
"Peux-tu m'indiquer la prochaine maison alors ?"
"Je n'en connais pas d'autre près d'ici."
"Mais alors comment me reposer?"
"Attends l'auberge, elle va sans doute bientôt passer c'est son heure. Vas au bout du chemin et assieds-toi
, lorsque l'aubergiste te verra, il s'arrêtera."
"D'accord", lui rétorquais-je.
En effet, l'aubergiste arriva, c'était en fait une grande roulotte. Elle s'avança jusqu'à moi et l'aubergiste, un maigre bonhomme tout rabougri, marmonna une phrase inaudible.
"Aubergiste", lui dis-je, "est-il possible de dormir une nuit ?"
"Oui c'est possible mais il faudrait que tu sois avec le portier, car ici c'est le portier qui ouvre les portes et moi je suis un simple aubergiste."
Tout ceci ressemblait à une farce de mauvais goût.
"Mais comment aller chercher le portier sans que tu partes?"
"Ne t'inquiète pas, si tu trouves le portier, je repasserai vite."
Je retournais donc sur mes pas, vers la belle demeure afin d'y rencontrer le portier. Il était toujours à la grille
"Portier", lui dis-je, "je dois attendre avec toi l'auberge afin que tu m'ouvres la porte, c'est l'aubergiste qui m'a envoyé à ta rencontre."
"D'accord mais je te préviens, il est rare que les auberges passent près des maisons. Elles ne s'aiment pas beaucoup."
"Es-tu en train de me dire que si j'attends ici l'auberge avec toi, jamais elle ne passera?"
"Je ne suis pas aussi catégorique, mais il est vrai que de mon vivant, je n'ai jamais vu une auberge s'approcher d'une maison."
"Viens donc avec moi un peu plus loin."
"Impossible, je garde la porte de la maison."
"Et quand cesseras-tu ce travail ?"
"Lorsque le propriétaire reviendra."
"Quand reviendra t-il ?"
"Je ne sais pas.
"Je dois donc attendre un temps indéterminé avant de me reposer !"
"Oui."
"Et toi tu ne te reposes pas ?"
"C'est déjà fait."
"Et les autres jours, à quelle heure le propriétaire est-il revenu ?"
"Je ne sais pas, c'est la première fois que je garde sa maison."
"Et qui est le propriétaire ?"
"C'est l'aubergiste."
"Mais alors, il va venir ici."
"Oui, mais sans son auberge, seulement pour se reposer."
"Et penses-tu qu'il m'accordera le gîte ?"
"Je ne pense pas, c'est déjà son travail, ce serait beaucoup lui demander."
"C'est inextricable !"
"Pour toi, oui!"
"Pourquoi, pour moi ?"
"Parce que tu as envie de te reposer et visiblement, c'est impossible."
"As-tu une solution ?"
"Non, c'est à toi de la trouver, moi je peux seulement te renseigner et t'aider dans la limite de mes possibilités."
"Que ferais-tu à ma place ?"
"Je n'y suis pas."
"Mais si tu y étais ?"
"La même chose que toi."
"C'est à dire?"
"Ce que tu fais."
"Mais je n'y arrive pas."
"Alors, moi non plus je n'y arriverai pas."
"On tourne en rond."
"C'est comme cela que l'on avance au pays de Lam."
"C'est fatigant."
"Oui, je t'avais prévenu, d'ailleurs tu ferais mieux de poursuivre ton chemin car ici il n'y a pas de solution à ton problème."
"Pour aller où ?"
"Où tu veux !"
"Je veux me reposer."
"Mais ce n'est pas un lieu et au pays de Lam, il n'y a que des lieux, le reste est incertain."
"Certes, mais je vois bien que l'on ne peut ni rentrer dans une maison, ni rentrer dans une auberge, ni prendre une route."
"Tu as sans doute raison, le pays de Lam est peut-être le lieu de l'idée des lieux, le reste n'est que pure imagination."
"Mais comment faites-vous pour y vivre ?"
"On s'habitue, ce n'est pas pire que d'autres règles, c'est différent c'est tout."
"Ici, vous vivez avec l'idée des choses et non les choses?"
"Oui et c'est plus reposant ainsi."
"Je n'ai donc pas d'autre choix que de remplacer l'auberge par l'idée de l'auberge ?"
"C'est ça, tu peux même mieux faire, en n'ayant pas d'idée du tout."
"Mais dans ce cas c'est impossible d'avancer."
"N'oublie pas qu'au pays de Lam tu avances en tournant en rond."
"Que veux-tu me dire ?"
"Rien, que les choses ne sont pas forcément comme tu les penses."
"Je m'y perds."
"Et pourtant, tu viens d'avancer sans bouger, alors que tu croyais qu'il fallait bouger pour avancer !"
"Quel étrange pays que ton pays de Lam !"
"C'est aussi le tien, en ce moment."
"Comment ça ?"
"C'est le tien puisque tu y es."
"Je n'y suis que de passage."
"Comment peux tu en être si sûr ?"
"Car je vais retourner dans le mien."
"Oui, mais on ne sort jamais vraiment du pays de Lam. Plus tu le fuieras, plus il se rapprochera. Plus tu chasses une idée, plus elle s'accroche à toi, ne l'as tu jamais remarqué? Et le pays de Lam, c'est justement le pays des idées."
"Adieu portier, peux-tu m'indiquer comment rentrer chez moi ?"
"Rien de plus simple."
Le portier ouvrit la grille, puis la porte de la maison de l'aubergiste et je vis à ce moment le trottoir sur lequel j'étais en train de marcher. J'étais reposé et transformé.

Je sais ce qu'est le seuil, je sais lorsqu'il est là, mais je ne sais pas comment le trouver. Je sais que nous, les humains, nous sommes au bord de l'univers. Nous sommes l'interface entre ici et ailleurs, entre la présence et l'absence, les possessions et les fantasmes, la peur et l'envie, la vie et la mort, la conscience et l'inconscience, quelque chose et rien, rien et tout. Il nous suffit de tendre la main, de renifler un peu pour sentir. Pour sentir la présence de l'absence, la marche du Réveur. Alors comment toucher du doigt l'autre côté, puis passer le corps en entier? Il y a peut-être un interrupteur caché quelque part pour ouvrir une porte, une lumière vers le pays de Lam. Je suis peut-être l'interrupteur de ma quête. Comment atteindre ce qui n'est pas, l'absence, le manque, l'incommensurable, l'indéfini, le non-défini? Par vel? Le larcin d'une part indue est une possibilité. Il suffit peut-être de tendre la main, de voler une part, d'aller chercher par la force, ce qui ne nous reviendrait pas au repos. La quête du pays de Lam est peut-être celle du voleur de l'au-delà, à la recherche du Réveur qui marche, indifférent à notre présence, à notre manque, mais bienveillant face à notre énergie.

Quelle image pourrait-on se faire du pays de Lam? Je ne sais pas, tant mes trois rencontres ont été très différentes. Je ne sais même pas si elles sont représentatives. Un seul invariant: l'évidence, l'immédiateté de la rencontre. Le chemin serait celui suivi par la représentation symbolique vers un contact direct pré-symbolique. Ce serait comme une flêche tirée par le langage à partir de la sur-représentation de ce monde dans un univers de jeu sous-déterminé, encore inconnu, presque vierge, dont la quête de connaissance sans but et infinie serait l'unique direction. La recherche d'occasions, d'opportunités constituerait la seule issue dans ce monde là. Au pays de Lam, les définitions n'existent pas, pas encore, où plutôt c'est le Réveur qui dispose de vie et de mort sur elles. C'est pour cela qu'aucun acte conscient ne peut nous faire passer le seuil. Au passage du seuil, chaque sens, chaque catégorie définie préalablement par les humains doit être abandonnée, ils s'évanouissent d'eux-mêmes, pour laisser place à la liberté chaotique du pays de Lam. 

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